Chapitre 1
Rencontre 2.0
Une moue sérieuse s'inscrivit sur son visage pourtant figé dans le temps. Un crayon rejoint furieusement le sol, bientôt suivit par la jeune femme qui se laisse tomber et se met en position fœtale. Non, pas d'explosion ailleurs que dans sa tête. Un grognement s'échappe mollement de sa gorge.
Sur la table, se trouve un dessin à l'aquarelle non achevé et qui le restera sans doute quelque temps encore. Le temps qu'elle démêle les nœuds de son esprit qui s'est embrouillé tout seul sur ce qu'il voulait. L'illustration représente une femme aux longs cheveux ondulés couleur miel se coiffant avec des perles iridescentes dans un nuage de bulle irisé. Une image qu'elle avait dans la tête depuis quelques heures et qu'elle s'était empressée de réaliser avant d'oublier. Mais maintenant elle veut oublier qu'elle a dessiné ça, tout simplement. C'est toujours comme ça, songe-t-elle amèrement, elle a une idée qui parait merveilleuse dans sa tête, mais une fois la réalisation commencée, le résultat laisse à désirer.
Elle reprend son pauvre crayon tombé pendant la bataille de son anxiété sur sa personne et le repose sur la table. Pas la peine d'être si théâtrale lui dirait son père s'il la voyait. Mais voilà deux ans qu'elle ne vit plus avec. Ses relations avec ses parents ne sont pas les plus faciles. Oh, elle les aime. Tendrement, même. Et eux aussi l'aime, leur enfant unique et chéri. Mais à vivre les uns sur les autres, les tensions s'accumulent. C'est pour ça qu'elle a pris une maison seule dès ses dix-huit ans. Une liberté de mouvement acquise et bien apprécié. La plupart du temps. La jeune femme ne sort pas de chez elle, ou presque. Son indépendance, elle ne l'a pas vraiment prise. Elle se débrouille, mais c'est tout. Le monde extérieur est un obstacle et une cause d'angoisse permanente.
Ses yeux scrutent la peinture. Non, pas moyen.
Sur le reste de la feuille, elle forme des silhouettes, des esquisses, des études, rectifiant l'angle de vue du croquis, changeant la palette de couleur, revoyant les contrastes en noir et blanc : réaffirmant son idée et réinventant la scène. Elle finit par aller devant sa glace s'observer sous différents angles, pour vérifier la position de son personnage, notant le mouvement de ses propres cheveux bruns s'enroulent autour de ses épaules pour retomber lascivement contre ses omoplates. Et si elle allonge le bras derrière sa tête, sa poitrine remonte, son dos se cambre. C'est cette décontraction qu'elle n'arrive pas à retranscrire dans son dessin trop linéaire. Elle adore son corps. Elle le trouve sexy. Même si certains disent qu'elle est en sous-poid. Oui. Elle s'en fiche bien et adore en faire des autoportraits à peine dissimulé dans ses œuvres.
Évangéline est ce qu'on appelle une artiste. Elle peint, elle dessine, elle sculpte. Le monde est sans cesse ré-inventé par son cerveau qui tourbillonne. Elle l'a mis à profit pendant ses études. Elle le met au profit des gens qui ont besoin de ses services. Le rythme diurne des humains est un lointain mythe. Le repos aussi. Quand elle ne travaille pas sur le projet d'un client, elle est sur un projet personnel. Sa vie semble dépendre du nombre de choses qu'elle peut réaliser en une journée (ou une nuit). Sans doute, une forme d'addiction chez la petite fille à son papa qu'elle était autrefois, bien sage et se couchant bien tous les soirs à neuf heure. Et si cela la coupe des autres, cela l'importe peu. Elle n'aime pas le monde de toute façon.
Elle a vingt ans et rêve d'un jour devenir célèbre. Après tout, elle a du talent. Enfin, c'est ce que beaucoup de gens lui disent, ainsi que ses proches. Elle aime à se dire que c'est le cas, elle trouve ses peintures plaisante à regarder. Ses études ont été un vrai calvaire, mais elle les a finis il y a quelques mois. Enfin ! Avec plus ou moins de succès. Grâce à beaucoup de télétravail et travaux peu heureux, elle se débrouille financièrement. Ce n'est pas la fille de Crésus, mais elle refuse poliment l'aide de ses parents tant qu'elle peut se débrouiller seule.
Tous les jours, c'est la même routine : debout, s'habiller, déjeuner avec ses parents, vérifier ses mails, aller au studio, répéter, répéter, manger, répéter, répéter et après ? Il ne lui reste pas trop d'énergie. Parfois, une sortie. Parfois, juste une sieste. On rince, on recommence.
À vingt ans, ce n'est pourtant ni les distractions ni l'argent qui lui manque. Mais la célébrité et son groupe de musique lui prennent tout son précieux temps libre. Pas toujours facile de s'échapper du quotidien. George est un garçon très terre-à-terre. Le groupe cartonne et pourtant, il a en main un bac ainsi qu'un diplôme de dentiste, au cas où. Parfois, ses camarades le chambrent, mais il préfère cette sûreté.
Soudainement, Gustave arrête de frapper sa batterie.
" Bon, on se fait un kebab ?
- Oh oui ! J'ai une faim de loup ! "
Pas question d'aller au kebab du coin comme des jeunes adultes de leur âge, ils se font livrer le tout et se régale dans un coin du studio aménagé pour les pauses. Ils sont deux aujourd'hui encore, les jumeaux sont prit en Amérique à faire Dieu sait quoi. Il y a toujours dans un coin une guitare de Julien et la collection de micros de Clément. Le groupe est en pause. Enfin, officiellement. Officieusement, ils affinent leur goût après quelques années à faire toujours pareille, leur méthode de travail n'ayant pas bougé d'un iota par rapport au premier album.
Avant de plonger dans leur repas, il pose devant son téléphone pour un magnifique selfie. Ce n'est pas parce que le groupe se repose que les fans doivent rester sans nouvelles. Avant d'appuyer sur le bouton d'envoi, il observe ses traits qui n'ont plus rien de l'adolescent aux cheveux longs. Il est plus anguleux maintenant, plus mature, même ses yeux semblent plus profonds. Ses cheveux brun chocolat sont, quant à eux, toujours aussi long, même s'il les place régulièrement en bun ou queue de cheval plutôt que libre de virevolter au vent.
Aussitôt, les messages affluent et il pose son téléphone pour profiter de son ami et surtout, d'un repas chaud mérité.
Il est le bassiste d'un célèbre groupe. Même si le terme de bassiste est large, puisqu'il joue également du clavier et adore toucher à de nouveaux instruments. Le soir, il apprécie de jouer du handpan (un instrument acoustique suisse en forme de soucoupe volante). C'est doux, ça ne dérange pas ses parents et quelle que soit la mélodie, ça sonne bien. Même le jazz paraît harmonieux avec ! Un instrument des anges.
Le groupe se compose de Clément, le chanteur très charismatique qui s'inspire un peu beaucoup trop des mangas et du visual rock quand il s'agit de faire quoi que ce soit. Ce nerd.
Il y a son fidèle jumeau Julien, guitariste de cœur et musicien d'âme. Il n'aime rien de plus que la guitare et râle sans cesse par dépit plus que par conviction quand George lui montre une composition entièrement électronique.
Et enfin, Gustave, le petit blond que tout le monde oublie, mais qui est le pain du sandwich qu'est le groupe : il gère la batterie et donc le rythme. Sans lui, tout fou le camp et ils disent à Dieu à leur cohésion.
Un chocolat chaud dans les mains, elle observe son écran, seule lumière de la pièce. Entre elle et son clavier, une feuille avec un nom et une adresse mail. Il s'agit de celle de Thomas. Une adresse personnelle. C'est ce qu'il a dit en tout cas. Elle se mord la lèvre. Est-ce bien raisonnable ? Elle ne le connaît pas vraiment. Ils ont discuté deux ou trois fois ensemble au café. Il est gentil et poli. Il aime dessiner aussi. C'est comme ça qu'ils se sont apprivoisés, en fait. Mais est-ce qu'elle a vraiment envie de discuter avec lui ?
Une gorgée de chocolat chaud plus tard, elle tape un e-mail.
" De : Évangéline T.
Objet : Contact
Coucou,
C'est Évangéline. "
Et tout son courage s'essouffle comme un évier que l'on évacue. Que dire ?
" Voilà mon e-mail personnel. " ajoute-t-elle. Bien. Cinquante-cinq caractères. Un véritable roman. Sa tête rencontre son bureau, secouant dangereusement sa tasse. Elle souffle de nouveau bruyamment. Que les relations sociales sont complexes ! Ses yeux se relèvent timidement sur l'écran trop blanc. Une main papillonne jusqu'à la souris et clique sur le bouton Envoie. Voilà. Il aura son adresse mail maintenant.
Elle se redresse, reprenant contenance et ignorant son colibri de cœur. Elle a un chocolat chaud à finir.
Une nouvelle journée commence, avec son habituel rituel du matin.
Se lever, s'étirer à s'en faire craquer les articulations, s'habiller simplement en vue d'une bonne journée de répétition avec Gustave, allé déjeuner et discuter avec ses parents et enfin, remonter dans sa chambre préparer son sac à peine défait de la veille et regarder ses mails.
Généralement, il trouve dans sa boîte mail un mail des jumeaux. Parfois, d'amis d'enfance. Parfois, c'est juste une newsletter. Mais qu'importe, il est toujours ravi d'avoir des discussions simples avec les gens, en dehors du groupe, des fans et de son quotidien.
Julien lui envoie une photo de son nouveau bébé : une guitare fait par un luthier de talent, en forme de dragons " avec des écailles et tout " comme il le précise. Il ne s'en servira sans doute jamais en concert, mais elle rejoint la famille et il l'adore déjà. Cela fait sourire George qui répond faussement émue combien il a hâte de la baptiser et de faire sa connaissance, lui qui est un si bon oncle pour toutes ses nièces.
Son regard se pose alors sur un étrange mail. L'objet du mail ne lui dit rien. L'adresse non plus il ne la connaît pas.
Il l'ouvre, curieux de savoir de quoi il en retourne. Une fan aurait-elle trouvé son adresse personnelle ? Il s'est toujours arrangé pour qu'elle reste confidentielle et son nom d'utilisateur n'a rien à voir avec le groupe, avec lui ou même avec la musique.
Évangéline. C'est définitivement un nom qu'il ne connaît pas, mais le contenu est clair comme de l'eau de roche. L'inconnue vient de se présenter à lui. Il sourit, amusé. Est-ce la personne à qui s'adresse ce message qui s'est trompé en donnant son adresse ? Ou est-ce que l'inconnue a fait une faute de frappe ? Il s'apprête à chercher l'adresse sur internet quand son regard tombe sur l'heure.
" Mince ! Je vais être en retard ! "
Il s'empare vivement de son sac de répétition et dévale l'espace entre lui et sa voiture.
" Devine quoi ? " s'enthousiasme-t-il en arrivant devant Gustave
" Tu as composé un morceau super génial ?
- J'aurais pu, mais non.
- Tu as rencontré une fille super canon dans tes rêves ? "
George reste muet quelques instants en observant son ami.
" Quoi ? " s'impatiente finalement Gustave.
" J'ai reçu un mail !
- Quoi ? Le grand George a reçu un mail ?! Mais c'est impossible !
- Pas sur mon adresse publique, patate.
- Oh, tu veux dire qu'une groupie a réussi à trouver ton adresse perso ? "
Le blond s'inquiète immédiatement. Réaction totalement normale, aucun d'entre eux n'aime voir sa vie privée épié et ils apprécient de pouvoir vivre loin des fans trop entreprenant ou paparazzis trop collant.
Le brun sort alors l'e-mail sur son téléphone et rassure le batteur.
" Non, une erreur de mail, je pense.
- Ah, tout va bien alors. Tu m'as fait peur idiot. "
George n'ajoute rien. Il trouvait l'e-mail mignon et étonnamment excitant en comparaison avec son monde de strass et paillettes. Mais Gustave semble étrangement étranger à ces sentiments et tape déjà un rythme sur sa cuisse, préparant la salle de répétition.
Le bassiste laisse échapper un soupir amusé et commence également à s'échauffer en préparant la salle.
Ce n'est que tard le soir (ou tôt le matin) que George rallume son ordinateur et se souvient du mail.
La politesse veut bien qu'il réponde, pour dire qu'elle s'est trompée d'adresse, non ? Oui. C'est ce qu'il se persuade. Rien que de la politesse.
Pas du tout de la curiosité.
Alors pourquoi après avoir envoyé l'e-mail, il parcourt internet avec le pseudo de la dénommée Évangéline ? Il découvre plusieurs photos de plusieurs femmes, il ne sait pas laquelle est la bonne. Il découvre aussi sur plusieurs sites et forums des dessins postés sous son pseudonyme.
Certains dessins sont anciens, d'autres plus récents, mais il partage tous un point commun : leur auteur. Visiblement, elle a son âge si il se fie aux informations glanées sur les forums et l'illustration, c'est sa passion.
C'est une artiste comme lui.
À trois heures du matin, elle ne s'attendait pas vraiment à voir une alerte apparaître en bas à droite de son écran. Nouvel e-mail. Qui peut bien lui en envoyer un à cette heure ? Elle finit rapidement de planter sa ligne de chou et met son jeu en pause. Elle a totalement oublié l'existence du mail de la veille.
" De : George L.
Objet : Re: Contact
Bonjour Évangéline !
Ravie d'avoir ton e-mail personnel ! Je suis George et c'est également mon e-mail personnel. Je ne me rappelle pas l'avoir donné à qui que ce soit, sans doute une erreur ?
George "
" De : Évangéline T.
Objet : Re: Re: Contact
Toutes mes confuses !
La personne à qui je pensais m'adresser a dû se tromper en me notant l'adresse. Je ne vous dérangerais pas, merci de m'avoir répondue.
Passez une bonne journée ! (et fin de nuit)
Évangéline."
Répond-elle rougissante. Voilà ce que c'est de vouloir se sociabiliser, on finit par envoyer des e-mails à des inconnus ! Elle vérifie le papier sur lequel est noté l'adresse de Thomas. Non, elle a bien recopié. C'est donc lui qui c'est trompé.
Flûte.