Chapitre 3
Les cinq enfants s'éclipsèrent aussi discrètement que possible, priant pour que Ryo soit trop concentré sur Saeko pour prêter attention à leur fuite. Ils réussirent à s'installer dans la jeep, heureusement garée à une centaine de mètres du café, et Genzo démarra. Ils y allèrent mollo, faisant comme si tout allait bien. Genzo, avec sa stature de jeune adulte, n'attirerait pas l'attention, mais le voir avec quatre enfants serait suspect.
Une fois hors de portée de détection de Ryo, Genzo accéléra. Le temps leur était compté. Ils ne pourraient pas duper deux pros comme Ryo Saeba et Mick Angel très longtemps. Croisant les doigts pour ne pas voir son père revenant des courses, Genzo fila le long des rues secondaires de Shinjuku, et bientôt ils atteignirent les quartiers du port. Pas un mot n'avait été échangé dans la jeep.
Dans un crissement de pneus, Genzo s'arrêta non loin des premiers docks, et les cinq enfants descendirent, aux aguets et arme à portée de main. Tout avait l'air calme en cette fin d'après-midi, cependant Hideyuki décela une certaine tension dans l'air. Son père l'avait initié à la détection d'aura, mais sa soeur le surpassait largement en la matière. Alors il se tourna vers elle.
_ Natsumi?
_ Ils sont trois entrepôts plus loin, dit-elle d'un air quelque peu anxieux. Hide, ce ne sont pas des tendres. Ils ont tous déjà tué.
_ Comment le sais-tu? lui demanda Masao avec étonnement.
_ Je vois leur aura, expliqua-t-elle en frissonnant, serrant la main de son frère dans la sienne. Elle est noire, si noire! Ce sont des assassins sans foi ni loi.
_ Tu vois les auras? voulut savoir Genzo qui apprenait cela, notant que ni Hide ni Rumiko n'avaient l'air surpris. De quelle couleur est la nôtre?
_ La tienne est bleu roi. Rassurante et sûre. Celle de Masao est rouge vif. Intense et avide d'en découdre. Celle de Rumiko est verte comme l'herbe des prés. Chaleureuse et digne de confiance. Et celle de Hide est rouge bordeaux.
_ Je vois, dit Genzo après quelques secondes de stupeur. Et par curiosité, de quelle couleur est celle de mon père?
Natsumi hésita, mais Hideyuki lui serra brièvement la main, lui transmettant son soutien.
_ Eh bien, celle de ton père est bleu nuit. Comme celles de ton père, Masao, et du nôtre.
_ Pourtant ils ont tué, eux aussi. Et pas qu'une fois.
_ Mais ils ont encore une conscience. Et l'amour les a fait changer. Ils savent qu'infliger la mort est un terrible fardeau, ils ne tuent pas à la légère. Ces hommes, là-bas, n'ont aucune conscience. Aucun remords.
Le silence retomba, et Hideyuki s'interrogeait. N'avaient-ils pas commis une terrible erreur en venant ici? Et s'ils étaient blessés, ou pire? Que deviendraient leurs parents?
_ Peut-être que... commença Masao, l'air gêné.
_ Eh vous, là-bas! appela une voix rauque.
Jetant un regard derrière eux, Hideyuki vit trois types, l'air mauvais, se rapprocher d'eux. Trop tard pour fuir. Il fallait y aller.
_ On court! ordonna-t-il.
Les enfants s'élancèrent, distançant aisément les balourds qui tentaient de les arraisonner, et se planquèrent entre des caisses, près d'un navire qui se faisait vider de sa cargaison. Hideyuki l'observa longuement. Les dockers déchargeaient avec célérité, surveillés par le même genre de types, patibulaires et menaçants, armés jusqu'aux dents. C'était la drogue, il en était certain. Autant sa soeur pouvait voir les auras, autant lui avait un sixième sens qui le trompait rarement.
_ C'est ce bateau, souffla-t-il à ses compagnons.
_ Qu'est-ce qu'on fait? demanda Genzo, tentant tant bien que mal de dissimuler sa carcasse entre deux épais cordages. Maintenant?
_ Non! Ils sont trop nombreux, et la drogue n'a pas fini d'être déchargée. On attend. Dès que ça se tasse, on passe à l'action.
_ Hide...
_ Je sais.
Plus le temps passait, plus le risque était grand de se faire repérer. Mais ils n'avaient plus le choix. S'ils partaient, ils se feraient descendre comme des lapins. Et en effet...
_ Chef! Je crois qu'ils sont partis.
_ Les gosses et le balèze? grogna un homme en treillis noir, l'air mauvais, cigare aux lèvres.
_ Oui. Sûrement des explorateurs en herbe. On a dû leur flanquer une sacrée frousse! rigola l'homme de main.
_ Tant mieux. Mais ouvrez l'oeil, on ne sait jamais.
Ils attendirent donc patiemment. Hideyuki se faisait du souci pour sa petite soeur. Elle n'avait pas l'air d'avoir peur, mais être entourée de meurtriers ne devait pas être simple pour elle et sa sensibilité exacerbée. Et lui-même, bien qu'habitué aux situations à risque, savait qu'ils risquaient gros. Le moindre faux pas pouvait signifier la mort.
Soudain il comprit véritablement les mots de son père. Tirer sur des gens, les blesser ou les tuer, même en cas de légitime défense ou pour une cause juste, entraînait toujours des conséquences, pas forcément visibles. S'il protégeait sa soeur et ses cousins, il pouvait perdre son innocence. Mais s'il n'agissait pas, il pourrait vivre avec d'éternels remords s'il arrivait quelque chose.
Il réfléchit longuement au problème insoluble. Son père, même s'il ne connaissait pas les détails, n'avait jamais eu le choix de cette vie dangereuse où il pouvait tuer ou être tué à chaque instant. Mais eux l'avaient encore, ce choix.
Son regard erra sur les docks où le déchargement touchait à sa fin. Sur la drogue emballée dans des sacs d'engrais, sur les sales types qui la surveillaient, et sur le gars au cigare, visiblement le chef. Et il sentit que sa décision était prise, et irrémédiable. Il serait nettoyeur. Il ne pouvait pas rester à rien faire devant un tel spectacle. Là où la police était impuissante, lui agirait. Et il allait commencer tout de suite.
Il se tourna vers ses compagnons. Il vit immédiatement la lueur résolue dans les yeux bleus de Masao et ceux couleur châtaigne de Genzo, et sut encore une fois qu'ils étaient sur la même longueur d'ondes. Il pouvait compter sur eux. Mais les filles...
Rumiko avait l'air d'hésiter, mais elle tenait son bazooka d'une main ferme. Il murmura:
_ Rumiko, si tu...
_ La ferme, Hide, le coupa-t-elle tranquillement. J'en suis. Je sais ce que tu vas me dire. Je n'ai peut-être que huit ans, mais je sais me servir de ça, et vous allez avoir besoin de quelqu'un qui sait faire le ménage. Les grenades de Genzo ne suffiront pas. Et je sais aussi ce que ça veut dire. Je serai nettoyeuse, comme Papa. De toute façon, servir des cafés ou faire des gâteaux c'est pas mon truc.
Hideyuki esquissa un sourire, puis contempla sa soeur. Le regard rivé au sien, il lui demanda si elle aussi voulait de cette vie. Elle, elle avait encore la possibilité de refuser. Elle ne savait pas se servir d'une arme à feu. Il pouvait encore la dissuader.
Comme si elle pouvait lire dans ses pensées, elle secoua la tête et chuchota:
_ Moi aussi, grand frère. Je me préserverai au maximum, je te le promets. Mais je serai nettoyeuse, comme Papa et Maman, et comme toi.
_ Comme nous tous, dit Masao avec un sourire féroce. Le club des cinq nettoyeurs de Shinjuku!
_ Pas mal comme nom, admit Hideyuki avec un sourire. Alors on se tient prêts. Voilà comment on va procéder.
Tous les enfants se rapprochèrent, et écoutèrent. Ils savaient que Hideyuki, bien qu'ayant hérité de la désinvolture de Ryo Saeba, avait également hérité de son sérieux et de sa prudence au travail, et de l'engagement sans faille de Kaori. Sans compter son intuition incroyable.
_ Genzo, tu retournes à la jeep et tu ramènes les explosifs et les grenades. On va t'attendre, puis on se sépare. Masao, tu restes avec Rumiko et vous faites le ménage à la porte principale. Vous les empêchez de sortir. Genzo, Natsumi et moi, on va à la porte de derrière pour les acculer. Natsumi, tu vas poser des pièges avec Genzo pour couper leur retraite, oncle Umi a toujours de quoi faire dans sa jeep. Ainsi ils seront faits comme des rats. Le but c'est de faire le plus de raffût possible, pour attirer les flics et pour faire croire aux méchants qu'on est une vraie armée à les attaquer. Comme ça, quand la police débarquera, ils n'auront plus qu'à les cueillir comme des fleurs avec la drogue.
_ Et si nos paternels débarquent? demanda Masao avec une pointe d'appréhension. Ou pire, nos mères?
_ Trop tard pour s'en préoccuper, répondit-il d'un ton calme. Si nos pères arrivent, ils nous épauleront, et ce sera tant mieux. On va déjà être punis pour la fuite, alors après ça... mais on ne peut pas rester ici les bras croisés ou partir comme des voleurs. Moi, je ne peux pas.
_ Moi non plus, dit Natsumi, lui serrant brièvement le bras.
_ Nous non plus, assura Rumiko après un coup d'oeil avec son frère. Tant pis si on est punis jusqu'à Noël.
_ Ça, c'est sûr qu'on le sera, soupira Masao, amusé. Mais moi non plus je ne peux pas rester sans rien faire.
_ Très bien. Alors Gen, c'est à toi.
Le garçon hocha la tête, sortit son Smith et Wesson 500, et se dirigea furtivement vers la jeep, garée à cinq cent mètres d'eux. Hideyuki surveillait l'entrepôt où tout était calme dorénavant. Les choses sérieuses se passaient à l'intérieur.
Après quelques minutes, Genzo se gara près d'eux. Il avait profité de la légère pente vers les docks pour avancer silencieusement, moteur coupé, en roue libre. Ainsi ils auraient tout à portée de main. Hideyuki prit la direction des opérations.
_ Parfait, Gen. Allez, on installe les pièges et les explosifs. Rumiko, balance l'essence. Masao, tu nous couvres.
Tous acquiescèrent, puis le travail commença. La discrétion était de mise, car ils ne pouvaient se permettre d'être repérés avant d'avoir fini, sinon ils pouvaient dire adieu à leur plan. Et ça, pour Hideyuki, c'était hors de question.
Il installa deux mines à la porte principale et aida Rumiko à asperger les murs d'essence, puis prépara les pains de plastic. À l'arrière, sa petite soeur finissait d'installer un piège élaboré fait de pieux et de fil de fer barbelé, et Genzo ses deux mines. Là aussi Rumiko vida un bidon d'essence, et Genzo se chargea d'installer les pains de plastic sur les deux portes de l'entrepôt. Le tout n'avait pas pris plus de vingt minutes.
Quand tout fut prêt, les enfants se regroupèrent près de la jeep. Hideyuki savait que c'était peut-être la dernière fois qu'ils étaient tous ensemble, pourtant il ne ressentait rien qu'une résolution à toute épreuve. Se battre pour une cause juste valait tous les sacrifices, même s'il avait tout de même un pincement au coeur en pensant à l'amour qu'il éprouvait pour sa famille, et le désir féroce de protéger sa soeur et ses cousins au mieux de ses capacités.
Et il sut que ce désir serait la clé de leur survie. Cet amour, loin d'être une faiblesse, était la force qui les maintiendrait en vie, il en était convaincu. Alors il dit:
_ Je vous souhaite bonne chance. Battez-vous comme des lions, le club des cinq! Si on se protège les uns les autres, on reviendra tous en vie.
Les autres enfants hochèrent la tête, l'air grave, puis chacun empoigna fermement son arme. Le spectacle pouvait commencer.
Pendant ce temps, au café Cat's Eye, les deux nettoyeurs et Saeko, qui avaient été rejoints par Kasumi pour sa prise de service, étaient en pleine partie de strip poker. Les deux femmes, rusées comme des renardes, savaient bluffer et étaient encore intégralement habillées, tandis que Mick n'avait plus que son caleçon, ce qui ne semblait pas le gêner le moins du monde, et Ryo son boxer et ses chaussettes.
Le nettoyeur, bien que concentré sur sa partie et les formes de ses adversaires féminins, éprouvait un vague malaise. Quelque chose n'allait pas, mais il n'arrivait pas à mettre le doigt dessus. Si seulement Kaori était là, pensait-il. Il aurait préféré jouer avec elle, se régaler de ses formes sous la ravissante jupe qu'elle portait ce jour-là, la voir froncer les sourcils à ses frasques, et peut-être même lui prouver son amour en le fracassant avec une massue! Et il aurait apprécié son intuition et sa vision terre-à-terre des choses.
Ses pensées dérivèrent vers sa fille. Natsumi avait détruit le carrelage du café, elle était vraiment exceptionnelle, tout comme sa mère. Il faudrait qu'il fasse plus attention à son comportement, même si celui-ci tenait plus du jeu idiot et de vieilles habitudes que d'une quelconque envie. Il y avait bien longtemps que Kaori avait ravi son coeur et ses pulsions, et qu'il n'était plus attiré par aucune autre femme. Mais Natsumi avait hérité du caractère bouillant de sa mère, et...
C'est alors que ça le frappa. Alors que Kasumi étalait fièrement un full sous les yeux déconfits de Mick qui avait encore perdu, il se leva d'un bond, jetant ses cartes et repoussant sa chaise qui alla s'écraser contre le comptoir. Il se précipita dans les escaliers du sous-sol, ignorant Saeko qui lui demandait quelle mouche le piquait. Et quand il ouvrit la porte blindée avec fracas, il n'eut que la confirmation de ce qu'il savait déjà. Les enfants avaient disparu.
Quatre à quatre il remonta au café, se rhabilla prestement et vit Mick faire de même. Il avait compris. Saeko, elle, était perdue, et Kasumi demanda:
_ Mais qu'est-ce qui vous prend, à tous les deux? Vous êtes mauvais perdants, c'est ça? Trop timides?
_ Pas du tout, asséna Ryo, la voix coupante, faisant frémir la jeune femme. Les enfants ont disparu.
La porte s'ouvrit à ce moment-là. Ryo, qui avait reconnu le pas lourd d'Umibozu, se figea. Autant il savait que pour cette fugue Kaori le massacrerait à coups de massue et qu'il finirait enroulé dans un futon pendu à la rambarde du toit de leur immeuble pour la nuit, ce qui ne le dérangeait pas plus que ça, autant il appréhendait la réaction de Falcon. Ce dernier, bien qu'aveugle, savait encore parfaitement tirer, et il était particulièrement protecteur envers ses enfants, même s'il faisait tout pour le cacher.
Le colosse s'était arrêté sur le seuil de son café, les bras chargés de sacs remplis. Il tourna lentement la tête en tous sens, et Ryo garda le silence. Il savait que son ami avait développé d'étranges facultés et avait des sens particulièrement aiguisés. Il lui fallait juste attendre son verdict. Et quand il tomba...
_ Ils vous ont faussé compagnie volontairement.
Le géant entra, posa ses sacs et attrapa le fusil à pompe de Miki qui était caché derrière le comptoir. Ryo se détendit. Falcon avait peut-être l'air menaçant, mais il ne s'en prendrait pas à eux. Mais ce qu'il avait dit...
_ Que veux-tu dire, Umi?
_ Ma jeep a disparu. Les auras des enfants sont résolues. Ils sont partis en catimini. Ils sont doués pour que tu ne t'en sois pas aperçu, Ryo.
_ Non, je ne me suis rendu compte de rien, ragea ce dernier, une angoisse sourde lui étreignant le coeur. Qu'est-ce qui leur a pris? Où sont-ils allés?
_ Peut-être qu'ils... commença Mick.
Mais il fut interrompu par la sonnerie du portable de Saeko. Cette dernière vérifia l'écran, fronça les sourcils et décrocha.
_ Inspecteur Nogami.
_ …
_ Quoi? pâlit-elle, vacillant sur ses talons. Et personne ne s'en est rendu compte avant?
_ …
Ryo devina tout à cet instant, lorsqu'il vit la plus forte femme flic du Japon, qui avait encaissé sans faillir la mort de l'homme qu'elle aimait, se rasseoir brusquement, les jambes coupées et en proie à une violente émotion. Il échangea un regard significatif avec Mick qui pâlit à son tour, mais qui recouvra vite ses esprits. Ils avaient du travail à faire.
_ Umi...
_ J'ai compris, Ryo. On y va.
Les trois nettoyeurs se dirigèrent vers la porte, mais ils furent stoppés par la voix soudain rageuse de Saeko qui s'écria avant de raccrocher:
_ Si un seul de ces enfants est blessé, je vous pulvérise et vous donne à bouffer aux requins de la baie! Ne faites rien et attendez que j'arrive, c'est clair?
Ryo se tourna vers elle. Elle attrapa son sac et sa veste et fila vers la porte.
_ Ce sont eux, n'est-ce pas? dit-il, plus une affirmation qu'une question. Docks ouest.
_ Oui, répondit-elle, la voix métallique et le regard dur. Entrepôt 21. Ils ont fait exploser les portes et posé des pièges et des mines. Il y a plusieurs blessés, mais pas de morts. La drogue a été détruite car l'entrepôt a brûlé. Ils ont fait un sacré bon boulot.
_ Et eux, où sont-ils? s'enquit Mick, l'oeil sombre.
_ Ils ont été enlevés. Apparemment neutralisés avec du gaz soporifique. Les malfrats ont laissé un message de rançon. Mes hommes sont arrivés trop tard.
_ Et qu'est-ce qu'ils veulent? voulut savoir Ryo d'une voix froide, maîtrisant sa terreur de perdre ses enfants.
_ Ils vous veulent, vous, soupira Saeko. Les trois meilleurs nettoyeurs au monde, contre la vie de vos enfants.
Ryo sentit son coeur se durcir. Si la vie de ses enfants était à ce prix...
_ Alors ils vont nous avoir.