" Hey Jacqueline ! " je salue gaiement en passant devant la porte grande ouverte de son bureau.
" Bonjour Aliénor ! "
Sa voix est déjà étouffée par le mur qui sépare nos deux bureaux pendant que je pose mon sac à bandoulière en coton blanc au pied du canapé occupant l'un des murs de mon propre espace de travail.
J'entends ma collègue imprimer et travailler sur son ordinateur pendant que je range machinalement mon bureau, le débarrassant des souvenirs de la semaine passée et me préparant mentalement à attaquer cette nouvelle semaine. Après lui avoir rendu son aspect immaculé qui ne tiendra sans aucun doute que quelques heures, j'attrape l'une de mes baguettes chinoises rangées dans mon pot à crayon et retourne dans la salle de repos du service.
Il s'agit d'un grand espace commun, servant autant de salle de réunion que de cafétéria pour notre service entier, le service d'infographie E. Le lieu sent bon le café, un peu le thé si on y prête véritablement attention et elle est vide de tout effet personnel. C'est une salle de passage obligatoire, assez froide et toujours très propre. Elle fait également office de hall d'accueil pour le service, ses murs donnants directement sur les différents bureaux de chaque employé. Dans cet espace commun, on y passe, on y socialise un peu, mais on y reste jamais bien longtemps. Cette salle de repos est aussi l'endroit où réside le tableau servant d'immense calendrier et récapitulant tous les projets en cours et différentes deadlines de chacun d'entre nous. C'est Jacqueline qui s'occupe de sa maintenance et qui a donc décidé de délimiter les diverses dates par du washi tape (à fleurs roses sur fond bleu, quelque chose de très sérieux donc).
Pendant que je me coiffe les cheveux en un chignon à l'aide de ma baguette, j'observe la charge de travail de la semaine, la comparant mentalement à mon propre calendrier sur mon cloud professionnel. Pas de rush en vue, tous les clients et les autres collègues sont à jour dans leur dossier.C'est une potentielle bonne semaine comme je les aime qui commence.
" Je te pose ton dossier sur la table à ta place habituelle. " m'annonce Jacqueline qui est sortie de son bureau, emmitouflée dans un poncho violet à motif floral qui a l'air particulièrement épais malgré le chauffage des locaux.
" Merci ! "
Je l'observe quelques instants faire le tour des bureaux pour déposer à tout le monde des dossiers ou feuilles. Comme souvent en début de semaine, nous sommes les premières arrivées. Et comme toujours, Jacqueline, notre directrice artistique, qui nous sert autant de secrétaire que de responsable, doit déjà avoir une bonne heure de travail dans les pattes. J'admire sa dédication à son travail.
" Comment était ton week-end ? " je lui demande quand elle a fini son rituel de distribution pour s'asseoir à une place en face de celle que je m'octroie toujours. Par des gestes répétés maintes fois, je remplis d'eau la bouilloire du service pour notre thé matinale, avant de préparer les tasses et les chinois pleins de feuilles.
" Oh ! Par-fait ! " s'exclame-t-elle, ravie de pouvoir s'extasier sur sa vie personnelle et amoureuse " Nous sommes allées sur les canaux, comme prévu et Jean-Pierre m'a ensuite invité au restaurant.
- Lequel ?
- Celui des Trois pêcheurs. "
Je pouffe, ne pouvant m'en empêcher. C'était prévisible qu'ils aillent là-bas. Bras croisé sur ma poitrine, appuyé contre la table qui nous sert de kitchenette, je me pose pour attendre que l'eau chauffe pour la rejoindre et que nous n'ayons pas à hausser la voix.
" Il a encore pris cinq mousses au chocolat … " s'exaspère-t-elle, les yeux au plafond.
" Son cholestérol se porte bien ? " je demande, amusée, mais pas surprise.
Je la regarde grimacer et ris. Jean-Pierre est un homme aussi fin qu'un spaghetti, qui mange comme cinq adolescents en pleine croissance et dont la santé n'est inquiétée de rien. Jacqueline a bien des histoires concernant son appétit dévorant et sur les réactions des restaurateurs qui tentent de le satisfaire. Le restaurant des Trois pêcheurs est sans aucun doute son préféré, car les portions sont grandes, la nourriture est de qualité et surtout, il y a les meilleures mousses au chocolat du monde si l'on en croit ses dires. Il n'y a qu'une seule chose qu'il aime plus que sa nourriture, c'est sa femme, ses enfants et petit-enfants. Lui et Jacqueline, de leur presque trente ans de mariage forme un couple qu'on envie et observe silencieusement, en se demandant quand nous trouverons notre propre âme soeur. Je n'ai rencontré qu'en de rares occasions Jean-Pierre et je n'ai pas souvent eu l'occasion d'avoir de longues discussions avec lui, mais il m'a laissé l'impression d'un homme ambitieux qui sait apprécier la vie, ce qu'elle a à offrir et qui sait apprécier les qualités de son prochain.
Pendant que je finis de préparer notre thé et viens m'installer en face d'elle, Jacqueline me régale du récit de son week-end en amoureux. Sans enfants. Sans petit-enfant. Ce n'était pas arrivé depuis quelques mois. Je la charrie souvent en proclamant que c'est ça, que d'avoir eu quatre enfants : on dit au revoir à ses week-ends tranquilles. Il faut dire qu'avec dix petits-enfants au compteur désormais, elle a rarement ses week-ends rien que pour son couple. Elle est toujours radieuse et je ne peux m'empêcher de me dire qu'allier vie active et vie de famille lui réussit terriblement.
Pendant que l'on discute de nos pitchounes respectifs (enfants et petit-enfant pour elle, chien pour moi), cela laisse à nos collègues le temps d'arriver au compte-goutte, les laisser s'installer et finalement, se mêler à notre discussion en se faisant du café et en finissant de se réveiller tout à fait pour certains.
Quand neuf heure tapante sonne, on est tous installés autour de la table avec une boisson chaude, un dossier et un calepin dans les mains pour certains ou un smartphone pour d'autres, qui comme moi, s'organise électroniquement.
En dehors de Jacqueline, nous sommes cinq dans le service d'infographie E. C'est elle notre supérieur, bien sûr, avec son poste de direction artistique, mais aussi notre manager et secrétaire et souvent, je la plains de devoir gérer à plein-temps cinq gamins comme nous. Pas qu'on manque de respect ou qu'on soit désorganisé (c'est dur de l'être avec une N+1 comme elle), disons juste qu'un service composé uniquement de créatif donne des éclats de génie incompris ou des collaborations déclenchant des résultats parfois anarchiques pour les autres.
Notre réunion rituelle du lundi matin est comme souvent … plate. Dépourvue de réelle surprise pour chambouler un quotidien qui manque parfois un peu de piment, mais c'est normal quand on travaille pour une si grosse entreprise que la nôtre. Notre génie créatif est canalisé au possible pour obtenir un résultat pré schéma est le même que d'ordinaire : on commence par un point rapide sur nos situations et nos dossiers, Jacqueline prenant des notes furieusement en tentant de nous garder sur notre ligne directrice pendant que l'on s'échange nos idées sur le projet des uns et des autres ou qu'on se redistribue un peu la charge de travail là où on peut.
On finit ensuite sur une mise en commun des ressources. Tout ce qu'on a trouvé d'intéressant ou utile la semaine précédente ou juste de futures idées de projets est mis en commun. Que ce soit une nouveauté culturelle du monde de la communication graphique, une musique, un motivational meme ou un nouveau set d'outils pour nos logiciels. Tout ce bric-à-brac finit sur le serveur du service, pour qu'on puisse retrouver tout ça plus tard si besoin est.
Après un second round de thé et de café pour tout le monde, on se retrouve séparé chacun dans notre propre bureau.
" Au travail les p'tits gens ! " nous motive un Pierrick enjoué, avant de s'enfermer dans son bureau, rideau tiré sur ses baies vitrées, prêt à ignorer le reste du monde pour l'entièreté de la mâtiné.
Cela fait déjà quelque temps que je suis dans ce service et les choses sont toujours relativement les mêmes. On a eu un départ à la retraite peu après mon arrivée, mais je suis toujours la petite dernière du groupe. Nos habitudes et nos manies sont toujours les mêmes. C'est réconfortant de toujours savoir ce qui m'attend au boulot, pouvoir deviner à l'avance comment sera la journée ou la semaine. Certes, on a bien parfois des imprévus ou des crunchs, mais ce n'est pas notre norme et on tente tous d'un commun effort à limiter tout ce qui sort de l'ordinaire.
Le fait d'avoir Jacqueline comme supérieur est un énorme réconfort pour moi qui suis une anxieuse à peine sortie de mes études. Même si j'ai bien réalisé de nombreux stages, la réalité du terrain est bien différente quand on ne dépend pas vraiment de quiconque et est responsable de ses propres choix artistiques ainsi que de sa carrière. C'est Jacqueline qui m'a fait passé mon entretien d'embauche, qui m'a présenté à l'équipe et m'a doucement acclimaté à mon nouveau travail, tout en m'aidant à devenir réellement productive sans pour autant évincer ma créativité. Avec mes différents stages durant mes études, j'étais déjà pas mal préparé à la dure vie en entreprise, je n'ai donc pas subi de grosses surprises ou déconvenue, mais c'est Jacqueline qui m'a réellement aidé à devenir une véritable employée modèle. Je ne saurais jamais vraiment comment la remercier de toute l'aide qu'elle m'a apportée et continue de m'apporter au quotidien. Partager avec elle des cookies faits-maison que j'apporte au travail ne permettra jamais de lui témoigner toute ma gratitude. Si je me suis autant épanouie professionnellement parlant, c'est bien grâce à elle, je ne me berce pas d'illusions.
Je suis consciente d'être un brin isolé socialement et je doute que j'aurai pu autant recevoir d'un autre supérieur hiérarchique avec ma timidité naturelle. Après tout, je vis seule avec mon chien, ait peu de contact avec ma famille proche (au grand désespoir de ma mère parfois), mon unique vie sociale se résumant au boulot et à mes collègues. Mes propres rapports avec les gens de mon service sont appréciables et qualitatifs pour moi. On a une superbe ambiance et cela nous permet de nous comporter comme une grande bande d'amis, même si je doute qu'on ai jamais parlé de sujet vraiment personnel entre nous.
En tout cas, si je compare mes premiers jours ici et ceux de maintenant, je dois dire que je suis heureuse. Je ne pensais pas m'inclure dans une équipe déjà formée aussi facilement.
Pendant que mon ordinateur sort de sa veille, je relis rapidement le dossier que m'a confié Jacqueline ce matin, ainsi que les annotations que j'y ai fait pendant la réunion. Rien ne sort de l'ordinaire. Sauf une demande de contact client que je n'avais qu'entre aperçus jusque-là. Lors de la réunion. Jacqueline n'a pas abordé le sujet et dans le feu de nos discussions je n'ai pas eu le temps de lire de quoi il s'agissait ni de mettre le sujet sur le tapis. Le fait qu'on n'ait pas abordé cette prise de contact me semble étrange et m'a fait d'autant plus tiquer quand j'ai lu de quel manager elle découle. Monsieur Morel, vingt ans de carrière dans le domaine musical et un amour pour l'argent qui lui donne un flair incroyable pour découvrir les futures stars-talents de demain, leur concocter des contrats au petit-oignon et les hisser au plus haut-niveau. Il ne fait jamais les choses à moitié et tous les graphistes rêvent de travailler pour lui car il est du genre franc et il sait ce qu'il veut, ne faisant perdre de temps à personne si ce n'est qu'il aime s'entendre demande de contact client est une demande de pochette d'album tout ce qu'il y a de plus banale en apparence … sauf quand enfin je lis la note du manager du groupe sur un post-it que j'avais par je ne sais quel miracle réussi à ne pas voir jusque-là.
" Je sais que ce n'est pas dans votre répertoire graphique habituel, mais le groupe tenait absolument à vous avoir vous et pas un autre graphiste. Contactez-moi dès que possible. "
J'écarquille les yeux. Ce n'est pas courant que j'aie des petits mots rédigés à la main comme ça, surtout venant d'un collègue respecté et sur le radar de qui je n'étais jamais passé jusqu'à présent. Je me mords la lèvre inférieure. Est-ce que cela est ma chance d'être propulsé plus haut que mon statut de graphiste junior ? Je décolle le post-it pour le coller plus haut, de façon à ce qu'il cache moins la feuille et je lis en détail la demande, m'en empreignant, déjà anxieuse à l'idée de faire un faux-pas ou devoir la refuser. Tout y est en ordre, il s'agit d'une requête simple en apparence, avec un cahier des charges déjà relativement bien défini en dehors du visuel exact que le groupe souhaite sur la pochette. Ce n'est qu'arrivé à la seconde page que les détails techniques du groupe apparaît.
" Quoi … ? " je murmure en fronçant les sourcils, abasourdi et peu sûr d'avoir lu ferme les yeux fermement quelques instants avant de relire, plus lentement pour ne pas louper de de … shock rock / heavy metal / metal industriel / metal gothique / hard rock … ? Ils ont combien de genre musicaux dans leur registre, eux ? Non, mais c'est pas ça le plus troublant dans l'histoire, en fait. On me confie habituellement la communication de groupe destiné aux enfants et adolescent moi. Le R&B c'est sans doute le registre musical le plus mature que je touche pour le label sous lequel je travaille. Pas du rock ou du metal.
Si au départ le fait d'avoir un mot personnalisé avec la demande était intrigant, là je suis persuadée que ce dossier n'était pas à mon intention et qu'on s'est trompé dans la distribution du courrier. Pourtant ce n'est pas le genre de Jacqueline de se planter.
En deux temps, trois mouvements, je vais frapper à la porte de Jacqueline qui n'a pas l'air le moins du monde surprise de me voir débarquer dans son bureau." Tu es sûre qu'elle est pour moi cette commande ? " je lui demande en lui présentant d'une main le dossier.
" J'étais sûre que tu serais aussi étonnée que moi ! " s'amuse-t-elle en me proposant d'un geste de la main de m'asseoir sur l'un des fauteuils devant elle. Je repousse la porte derrière moi avant de m'exécuter, posant le dossier sur son bureau pendant qu'elle continue de parler.
" J'ai reçu la demande vendredi soir, mais je n'ai rien vu avant ce matin. Au départ je me suis dit que la personne s'était trompée de service. " Je hoche vaguement la tête. Oui, c'est logique, après tout aucun de mes quatre collègues ne fait dans le style musical du groupe. " Alors j'ai appelé Monsieur Morel. " L'agent du groupe qu'on cherche visiblement à me confier, graphiquement parlant. " Après quelques explications, j'ai eu la confirmation que non, il ne s'agit pas d'une erreur du tout. Les membres du groupe sont persuadés que tu es la personne idéale pour ce job. Je suis rigide dans mon assise, le visage immobile. Je m'empêche de ne serait-ce trembler, bouche béante : dans ma tête, je suis en train d'hurler hystériquement de rire. C'est une blague ?
" Sérieux … ? " est ma réaction extérieure relativement simpliste face à la confirmation qu'un groupe de rock indus tirant sur le metal veut que moi (Aliénor Renart, graphiste junior connu pour son travail avec des groupes à destination d'un public d'enfant) réalise leur pochette d'album.
" Genre, ils veulent que moi j'me tente au pastel gore ? " je grimace en tentant de faire sens de la demande.
Jacqueline est en train de relire le dossier. Je n'ai pas vu de mentions de genre graphique pour l'illustration, mais c'est la seule explication que je peux avoir et encore, c'est capillotracté. Ma responsable est déjà en train de décrocher son téléphone.
" Qu'est-ce que tu fais ? " je questionne alors, confuse et un brin inquiète à la simple vue du téléphone.
" Je les contacte. Je suis ta secrétaire, non ? Je vais demander un rendez-vous avec Monsieur Morel pour éclaircir tout ça et que tu puisses voir si le contrat t'intéresse ou non. " m'informe-t-elle.
Je lui souris, pleine de gratitude qu'elle prenne d'office le dossier entre les mains et me materne. C'est pour ça que j'adore travailler ici. Outre le fait que l'ambiance de travail est très bonne (sans oublier que la paie l'est tout autant), Jacqueline prend son rôle de supérieur très au sérieux et n'hésite pas à faire office de secrétaire pour nous tous comme si c'était son travail principal. Pour la bande d'asociaux anxieux que nous sommes, c'est une véritable bénédiction que de l'avoir comme directrice artistique. En dehors de rare contact direct avec nos clients, c'est elle qui s'assure de la quasi-totalité de nos communications extérieures et de la plupart de nos appels téléphoniques.
" Oui, bonjour, je suis Jacqueline de Saxe, du Service infographie E. Je vous ai appelé ce matin … Oui ! Rebonjour Monsieur Morel ! J'ai Madame Renart en face de moi. Elle vient de finir de lire votre demande de contact pour une pochette d'album pour votre group- … Oui. C'est ça. Nous souhaiterions avoir un rendez-vous avec vous pour en savoir plus et établir un cahier des charges complet. Je ne vous cacherai pas qu'elle est aussi inquiète que moi de savoir ce que vous attendez d'elle exactement. Oui, bien sûr. C'est une demande très surprenante, mais venant de votre chanteur cela ne m'étonne pas vraiment. "
Je lève un sourcil, n'osant pas l'interrompre. Venant du chanteur ? Avec tout ça, je n'ai même pas retenu le nom du groupe, alors celui des membres … De qui parlent-ils ? Est-ce que j'ai affaire à une Diva ?
" Oh, attendez un instant, je vous prie. " Elle pose le combiné contre son épaule, pour étouffer le bruit sans avoir à le mettre en attente. " As-tu quelque chose de prévu à 14h ? "
Je regarde mon smartphone quelques instants pour voir mon planning du jour, bien que j'ai déjà une idée assez précise de ma réponse, je préfère vérifier.
" Nope, libre comme le vent. " je réponds dès que j'ai devant les yeux mes créneaux de libres. Jacqueline reprend alors le téléphone à l'oreille, souriante.
" Monsieur Morel ? Oui ! Quatorze heure sera parfait ! Je serais avec Madame Renart. Oui, tout à fait. À tout à l'heure. Merci. Vous aussi. " Avec ça, elle raccroche pendant que je commence à ajouter à 14h le rendez-vous sur mon smartphone.
" Rendez-vous à 14h dans la salle de réunion Vivaldi. " me confirme Jacqueline, tapant sans aucun doute sur son ordinateur le rendez-vous. Mes mains se crispent sur mon écran tactile.
" Vivaldi ? C'est genre la salle de réunion du directeur ! " Avec la machine à expresso hors de prix, un écran plat qui fait la moitié du mur, la table géante en bois massif et les fauteuils molletonnés hors de prix.
" Aliénor. Est-ce que tu as lu correctement la demande, au moins ? " me demande un peu inquiète ma supérieure, même si elle se cache derrière un sourire.
" Non … ? " je réponds d'une petite voix en souriant maladroitement, sentant que j'aurais peut-être dû me renseigner un peu plus avant de courir demander son secours. " J'ai juste sauté au plafond en lisant le genre musical du groupe … " Jacqueline souffle, amusée et exaspérée, poussant le dossier vers moi après avoir noté en dernière page le rendez-vous pris à l'instant.
" Qu'est-ce que tu ferais sans moi ? " demande-t-elle en riant, bien que je sais qu'il y a une note de sérieux dans sa voix, un brin d'inquiétude sans doute sur le fait que je fonctionne mal en tant qu'employé sans sa très grande aide.
" Je serais malheureuse et peu sollicitée " je réponds honnêtement. Sans elle, je serais perdue et sans doute repartie dans le monde prestigieux de la retouche photo d'objet produit sans intérêt à la chaîne. Ou peut-être travaillant dans un journal en tant que maquettiste pour mettre du texte et des images dans des maquettes préfaites par des agences de communication plus prestigieuse que ce que je ne pourrais jamais espérer atteindre.
Je lis enfin en détail l'encart de présentation du groupe, sans m'arrêter uniquement aux informations de bases et cette fois-ci, me focalisant sur le nom du groupe.
" Hallucystérie ?! " j'hurle à moitié, ma voix déraillant quand je tente de rester à un volume sonore respectable. " Le groupe qui trucide des poussins sur scène pour boire leur sang et dont le chanteur a l'air tout droit sorti d'un film d'horreur des années 40 ?!
- Aliénor. " Attire sèchement mon attention ma supérieure, me faisant me taire dans ma tirade sur-le-champ. " Le label ne laisserait jamais faire une quelconque forme de maltraitance animale, réfléchie deux secondes. " me sermonne-t-elle.
C'est vrai que notre directeur est vegan et plutôt campé sur ses positions … Après tout on a que des produits laitiers provenant de plantes dans nos distributeurs. Je cringe toute seule d'avoir pu pensé une seule seconde que cette rumeur puisse être vraie et d'autant plus d'avoir paniqué et vocalisé mes pensées idiotes.
" Pardon. " je m'excuse immédiatement, les yeux sur mes genoux et déjà en train de rougir de honte. Je n'aurais jamais dû en effet écouter les murmures des détracteurs de leur musique, je travaille dans le même label qu'eux et aurait dû mieux savoir.
Vingt minutes avant le début de la réunion, je tape sur la porte de la salle Vivaldi où Jacqueline est déjà en train de poser un tableau au milieu de la lourde table en bois massif.
" Toc-toc " je m'annonce avant de rentrer pour de bon.
C'est … opulent. Le tapis semble tout duveteux comme un nuage, invitant à s'allonger dessus et est d'un blanc opalescent immaculé. Au mur, des photographies et articles de journaux relatant les divers exploits commerciaux du label. L'énorme baie vitrée surplombant une partie de la ville et de la rivière longeant nos locaux vient casser le côté trop blanc et technologique de la salle, apportant un peu de lumière naturelle à l'endroit qui sans cela serait bien terne. Tout y est agencé pour rappeler que notre label est important. Je l'ai déjà vu plein de fois la Salle Vivaldi : en photo. C'est l'endroit préféré des journalistes pour les portraits du patron quand ils veulent parler de la maison de disque et l'endroit préféré du patron pour signer de gros contrats ou impressionner ses invités. La voir enfin de mes yeux vue c'est encore plus impressionnant, c'est encore plus grand que ce que les photos suggèrent. Heureusement que j'ai remis du déodorant à midi, je me sens déjà suer à grosse goutte tellement je suis stressée.
" Bien mangé ? " me demande poliment Jacqueline. Elle doit être également stressée, elle paraît tirée à quatre épingles. Avec son chignon et l'absence de son poncho, on dirait une gouvernante ou une professeure de ballet russe.
" Eeerg. " je vocalise en haussant les épaules, ce qui la fait rire silencieusement. Mon bento est encore sur ma table de bureau, délaissé et presque comme neuf. J'ai juste réussi à manger ma pomme et déjà elle semble vouloir faire sa réapparition.
" Trop stressé ? " devine-t-elle. Je hoche la tête positivement.
Stressé c'est un euphémisme. Déjà, je vais réaliser une pochette d'album pour un agent très haut placé dans le label et reconnu de toute la profession. En plus, dans un style musical que je n'ai jamais approché, même avec un bâton et qui à priori ne me correspond pas du tout graphiquement. La cerise sur le gâteau ? Pour un groupe connu mondialement depuis que je suis une enfant, si ce n'est plus. J'ai refusé de regarder Wikipédia ou les dossiers de presse du label pour en savoir plus que ce j'en sais déjà. Je ne saurais pas définir ce qui est une rumeur et ce qui n'en est pas. En tout cas, je sais déjà que le groupe est reconnu pour son satanisme latent (vision chrétienne de la chose, j'entends), ses mises en scène horrifiques et ses thèmes tout droit sortis de film d'horreur en noir et blanc. Le groupe défraie la chronique de façon bien trop régulière à mon goût et si je suis persuadée d'avoir entendue une ou plusieurs de leur chanson, je serais incapable de dire si j'ai vraiment écouté leur musique au moins une fois dans ma vie. Encore moins capable de dire si j'apprécie leur musique, heureusement que ce ne fait pas partie de mes prérogatives. En tout cas, une chose est sûre, la petite graphiste timide et anxieuse sociale que je suis, habituée aux couleurs pastels et illustrations tout droit sorties d'un livre pour enfant n'est certainement pas à sa place dans cette réunion ni la personne adaptée à ce job. J'arrive toujours pas à comprendre qu'on m'ait demandé à moi de réaliser l'une de leurs pochettes.
Je suis tout de même venue, portfolio et dossier en main, prête à discuter un cahier des charges et faire mon possible pour satisfaire mes potentiels clients. Parce que malgré mes doutes, je veux décrocher ce contrat. Heureusement que Jacqueline est avec moi. Je ne sais pas comment je m'en sortirais sans elle.
" J'ai apporté ta tasse. Je te fais du thé ?
- S'il te plait. "
Je reste debout, n'osant pas m'asseoir où que ce soit pendant qu'elle continue de préparer la salle.
À la place qui doit être la sienne, un classeur est posé, ainsi que divers documents, des stylos et un surligneur rose pastel. Mes yeux dérivent au centre de la table. Viennoiserie fraîche, pot de bonbons divers et variés … On se croirait dans un hôtel quatre étoiles. Je serais tenté de dire qu'elle en fait trop, si ce n'est que j'ai bien conscience de l'importance du client que l'on va rencontrer et de sa place dans l'entreprise. Si je fais ce qu'on attend de moi correctement, c'est un véritable tremplin au sommet qui m'attend. Mon regard se porte finalement sur les mugs … Six. On ne devait pas juste rencontrer Monsieur Morel ?! Mon coeur bat de façon hystérique pendant que mes pensées s'affolent aux implications qu'indiquent autant de tasses.
" Pose tes affaires à côté de moi. " m'invite doucement Jacqueline qui pour quelques instants bienvenus reprend sa figure maternelle pour tenter de me mettre à l'aise. Je hoche sèchement la tête, encore perdue dans une marrée de pensées sans queue ni tête et de scénario catastrophe. Je vais poser effectivement mes affaires sur la table juste à gauche de l'emplacement qu'elle a choisi. Je touche du bout des doigts le fauteuil que cela m'attribue. Il est en tissus aussi doux que mes serviettes de bain. Du poing je teste la fermeté de l'assise.
" Je vais m'asseoir dedans et ne plus réussir à me relever. " j'indique pour détendre l'atmosphère : mon poing entier rentre dans le matelassage, sans aucune résistance.
Un vacarme de tous les diables résonne dans le couloir et je me redresse vivement, tel un suricate en alerte qui panique. Jacqueline a cessé de rire à ma non-blague et s'avance vers la porte pour voir ce qui se trame. Elle n'a cependant pas le temps d'y arriver puisque cinq hommes plus grands que nous, tout de noir vêtus et pleins de chaînes, pics et maquillage entrent dans la salle de réunion. C'est d'eux que venait le raffut puisque leur conversation les suit, ainsi que des cliquetis et des bruits d'éléphants. Ils semblent suivrent le chanteur que je reconnais et est au milieu de leur attroupement. Soudainement, je comprends sans doute possible les mugs présents sur la table. On va rencontrer leur agent et manager, Monsieur Morel, mais également le groupe directement. En photo, ils sont flippants et impressionnants. En vrai c'est encore plus le cas et je reste figé sur place, mes yeux sautant d'un détail à un autre que je tente de cataloguer, me forçant à ne pas avoir une tête de lapin face à des phares de voiture, sans trop de succès, j'imagine. Tous se taisent quand celui que je reconnais comme étant le chanteur du groupe s'approche de ma supérieure avec un énorme sourire.
" Bonne après-midi, vous êtes Madame Jacqueline de Saxe ? " demande-t-il très poliment pendant que je continue de les détailler. Ils sont tous maquillés lourdement de noirs sur un fond de teint blafard si ce n'est blanc, qui leur donne un air bien étrange et change la géométrie de leur visage, m'empêchant de deviner leurs traits exacts. On dirait une version gothique du groupe Kiss (si c'était possible d'aller encore plus dans le maquillage gothique qu'eux). Heureusement, leur tenue n'a pas l'air de sortir tout droit d'un film d'horreur comme j'ai déjà pu le voir dans des posters de promotions, me permettant de ne pas avoir sous les yeux de choses trop effrayante ou gore. En fait, ils ont l'air plutôt habillés de façon décontractée. Si on oublie la tenue entièrement noire, les colliers et bracelets à clous et les chaînes. Ils ont même l'air plutôt sympathiques à sourire comme s'ils étaient sincèrement ravis de rencontrer Jacqueline. Peut-être que c'est le contexte d'une réunion entre collègues (même si l'ont ne s'est jamais rencontré) contrairement aux postures de prédateurs que j'ai vu lors de photos de concerts ou poster dans le hall du label. Ce sont juste des musiciens comme les autres si on oublie leur tenue de scène un poil forcé.
" Oui, enchantée Monsieur Mosneron, je présume ? "
Le sourire de Jacqueline est poli, mais un brin forcé. C'est rare que je la voie interagir professionnellement en dehors de notre service. On dirait une toute autre personne. Sans perdre exactement sa chaleur, elle semble plus distante. C'est perturbant, mais pas vraiment étonnant si j'y réfléchis cinq secondes. Elle paraît minuscule par rapport à eux, mais elle secoue la main du chanteur comme s'il s'agissait d'un collègue qu'elle croisait régulièrement.
" Appelez-moi Tim. "
Tim ? C'est quel genre de prénom ? Ou plutôt, la contraction de quel prénom ? En tout cas, ce surnom me permet de trouver tout d'un coup le chanteur qui présumément tue des animaux sur scène beaucoup moins impressionnant. Ce qui est plutôt pas mal. Il a plein de tatouages aux bras et un piercing à la lèvre, en plus de longs cheveux noirs lui arrivant à mi-bras. L'étrange mélange entre emo et punk.
" Voici Gilles, Paul, Charles et Olivier. " présente-t-il tour à tour les membres de son groupe. Mon regard saute de l'un à l'autre, tenter d'enregistrer rapidement dans ma mémoire l'identité de chacun.
Gilles c'est celui qui a la mèche de cheveux rouges.
Paul celui avec le crâne à moitié rasé.
Charles celui qui a des cheveux aussi long et noir que le chanteur, mais sans piercing et tatouage apparent. Et le dernier, Olivier est celui avec les dreads.
" Je suis, Messieurs, très enchanté de vous rencontrer. Voici Aliénor, la graphiste que vous avez demandé à rencontrer. " Avec ça, Jacqueline porte l'attention de tous sur ma personne d'un geste de bras qui me fait afficher automatiquement un sourire figé pendant que je m'approche d'eux, contournant enfin la table pour venir à leur rencontre.
" Enchanté tout le monde ! " je salue de ma voix la plus légère possible, bien que tout mon corps est raidi par l'anxiété. Pendant que Jacqueline va pour serrer les mains des quatre musiciens, je m'immobilise à une distance respectable d'eux : assez proche pour que personne n'ait à lever la voix pour me parler, mais assez loin pour bien faire comprendre que je n'ai pas envie qu'on me serre la main. Ce n'est pas de l'impolitesse, juste, moins on me touche, mieux je me porte, surtout quand il s'agit d'inconnu. Pour m'assurer que personne ne tente le moindre mouvement vers moi, je croise mes mains au niveau de mes cuisses : pas tout à fait ouverte, mais pas aussi fermé que des bras croisés donneraient l'impression.
" Oh, elle est toute mignonne ! " s'empresse de commenter à haute-voix celui qui a été présenté comme s'appelant Paul.
Je sursaute presque et le regarde comme un lapin regarderait des feux de voitures arrivant vers lui à toute allure, attendant la collision en espérant que la voiture change subitement de direction. Combien de piercings il a exactement au visage ? J'arrive pas à compter. Les cinq musiciens rient, bien sûr. Je veux disparaître. Je sens mon coeur battre dans mes oreilles.
" Vous voulez boire quelque chose ? " vient à mon secours Jacqueline pendant que je me retourne brusquement pour aller m'occuper les mains en allant glisser un sachet de thé dans ma tasse qu'elle m'a préparée juste avant leur arrivé, manquant de me brûler au passage les mains avec la bouilloire tellement je tremble.
Pendant que je les entends dans mon dos s'installer autour de la table, Jacqueline se glisse à côté de moi avec le plateau pour préparer les cafés et thés.
" Ça va aller ? " me murmure-t-elle doucement, une main sur mon avant-bras, prête à prendre ma défense si jamais j'en ressens le besoin. J'aimerais ne pas être angoissée comme cela sans raison et pouvoir être une adulte normale, capable de rencontrer et discuter normalement avec des gens en toute occasion.
Je me force à inspirer et expirer à fond, me focalisant sur ma respiration en espérant faire au moins cesser les tremblements, si ce n'est ma panique qui n'a pas de raison d'être.
" Oui, ce n'est que des gens adultes, ils vont pas me manger. " je tente de me rassurer avant d'aller poser mon mug à ma place.
" Elle a même un mug licorne ! " s'étonne amusée l'un des musiciens, celui qui a le moins de piques dans sa tenue, aucun tatouage que je puisse discerner et aucun piercing. Charles, je crois.
" La parfaite image de la petite fille bien sage ! " rajoute Paul, qui semble prêt à roucouler à tout moment.
Ma peau devient rouge et je m'assoie un peu plus brutalement et gauchement que je l'aurais voulu sur mon fauteuil. Je remonte maladroitement mes lunettes sur mon nez en tentant de rester droite, sans m'enfoncer sous terre ou la tête dans les épaules. Il s'agit de rester professionnel autant que faire se peut.
" Eh, les gars, doucement. Vous l'impressionnez. " vient surprenament à ma rescousse Tim. Secours imprévu, mais très apprécié. Quand je croise son regard, je me fige cependant. L'un de ses iris est rouge sang et l'autre est nuit noire. Mon nez se replonge immédiatement dans ma tasse pour que j'arrête de le dévisager, priant pour une nouvelle distraction.
Cependant, rien ne me sauvera, puisque le groupe continue de discuter de ma personne comme si je n'étais pas là pendant dix longues agonisantes minutes. Même Jacqueline qui leur tend leur café ne les a pas fait taire longtemps. Je ne sais même pas ce qu'elle pourrait faire pour venir à mon secours, puisqu'ils ne font concrètement rien de bien méchant et leur propos reste relativement poli. On est bien loin de commérage et au vu des coups d'oeil qu'on me lance, ils ont l'air d'attendre que je réagisse. Simplement, j'ai la gorge nouée, les yeux rivés sur la table, incapable du moindre mouvement. Je veux que ce moment finisse.
Ils ne sont pas méchants, juste … présents. Et surtout pas gêné par notre présence. Tout mon physique est disséqué et commenté. Enfin, physiques, passé les commentaires sur mes cheveux bruns tenus par une baguette chinoise et mes lunettes qui me donnent un air sage, ils sont passés à ma tenue, avec mon chemisier qui me donne presque un air de témoin de Jéhovah, selon suis mortifié et n'ose pas ouvrir la bouche pour leur demander d'arrêter ou les contredire. Je sais bien qu'on me prend souvent pour une fillette bien sage, c'est une image dont je n'arrive pas à me défaire, mais quand même, c'pas vraiment sympa d'assumer qui je suis juste à cause de mon physique. Je pourrais les contredire … mais je n'ose même pas ouvrir la bouche, n'arrive pas à formuler une réponse cohérente dans mon cerveau en ébullition qui refuse toute solution que je lui propose, alors qu'il serait si simple de juste demander à changer de sujet.
Jacqueline les ignore en lisant une feuille devant elle, pendant que je tente de faire de même et de respirer calmement. Finalement, je sors ma montre de ma poche pour regarder l'heure, espérant que cet interminable moment se finisse rapidement avec l'arrivée de leur manager.
" Hey ! Sa chaîne c'était pour sa montre ! Classe ! " s'exclame Gilles et sa mèche rouge, me faisant sursauter et lâche ma montre à gousset sur le fauteuil, accompagné d'un couinement de peur tout droit sortie d'un dessin animé et très loin de l'air digne et professionnel que j'aimerais avoir en toute circonstance.
Jacqueline ne lève même pas la tête, mais se racle sèchement la gorge, me donnant au passage un coup de pied discret sous la table pour me rappeler d'agir en adulte responsable sans qu'elle ait à venir à mon secours en public. Cela ne serait pas très correct d'afficher trop clairement qu'elle a besoin de me tenir la main en public pour que je me comporte comme l'adulte que je suis censé être depuis plusieurs années déjà. Je reprends ma montre en main, de même que mon courage.
" S'il vous plait, vous pouvez arrêter de parler de moi comme si je n'étais pas là ? " je finis par demander timidement, sans oser lever les yeux plus loin que le milieu de la table où trône encore confiseries et viennoiseries.
Au moins, ça a le mérite de les faire taire, ce qui me permet d'enfin jeter un coup d'oeil à ma montre et connaître l'heure (la réunion est dans deux minutes encore). Je range mécaniquement ma montre dans ma poche.
" Agoraphobe, non ? " demande très poliment Tim qui semble m'avoir déjà observé sous toutes mes coutures et en avoir tiré ses conclusions.
Je lève les yeux vers lui, le regardant tout à fait pour la première fois depuis notre rencontre il y a quelques minutes. C'est … très proche de la réalité et la première fois qu'un membre du groupe m'adresse directement la parole.
" Juste un mauvais cas d'anxiété sociale. " je brosse rapidement le sujet, ma tête se tournant vers la porte de la salle de réunion où un homme vient d'entrée et ferme la porte derrière lui.
" Désolé, je suis presque en retard. " et avec ça, il se présente comme étant Monsieur Morel, l'agent du groupe Hallucystérie et il s'installe à table après nous avoir serré la main à Jacqueline et moi (à mon désespoir).
Après de rapides présentations, la discussion se place principalement entre Tim, Monsieur Morel et moi. Les autres membres du groupe vocalisent également leur envie, mais c'est surtout le chanteur qui sait ce qu'il veut pour sa prochaine pochette d'album qui est le sujet même de notre réunion.
Avec un sujet de conversation dans lequel je suis dans mon élément et à mon aise, j'arrive enfin à arrêter de trembler. Ce qui permet à tout le monde autour de la table de se détendre (ou de me paraître plus détendu du moins) et finalement, à tout le monde de donner son avis sur mon portfolio et de ce qu'on veut entreprendre comme pochette d'album, allant bien plus loin que le brief que j'ai eu lors de la demande de contact que j'ai eu ce matin.
Malgré mes craintes (fondé, pour une fois), le groupe est bien conscient de mon style graphique et ne veut pas que j'imite un style qui n'est pas le mien. Ils veulent justement un graphiste habitué aux thèmes de l'enfance et couleurs vives pour leur prochain album. Ils ont déjà la maquette de l'album de réalisé et un coréalisateur habitué des programmes pour enfant pour aller avec leur réalisateur habituel pour leur clip. Le thème de l'album se veut encore plus antagonistique que ce qu'ils ont l'habitude avec des décors très enfantin et coloré autour d'eux, dans des tenues encore plus gothiques et visuellement violentes que leur habitude.
Une de leurs idées de pochette d'album est que je les dessine justement dans mon style digne des rayons jeunesse à la craie grasse, sur un fond d'arc-en-ciel. L'idée m'a fait rire et me paraît réalisable. Ils veulent un contraste tranché.
Ils savent ce qu'ils veulent et plus on avance dans la conversation, plus je vois en quoi je serais bien placée pour les aider comme ils le désirent. Au final, moi qui pensais refuser de les aider, je me retrouve à confectionner un cahier des charges réalisable et je pense même que je vais m'amuser sur ce projet, si ce ne sont pas des clients trop tatillons. En tout cas, j'ai de la matière à travailler et cela me semble réalisable. Ils sont peut-être impression de caractère et de physique, mais ils sont respectueux de mes idées et de mon avis, ce qui est très appréciable et si j'évite de trop les regarder dans les yeux directement, je sens que je peux travailler avec eux sans que ça me crée de l'anxiété inutile. Je vais stresser, je ne me mentirais pas à moi-même. Je finis toujours par paniquer sur mes dossiers, que je le veuille ou non, mais au moins, je sais que ça ne sera pas fondamentalement pas leur faute quand ça arrivera. Ils savent ce dont ils ont besoin et ce job ne sera pas trop ardu vu que j'ai relativement le champ libre pour créer du mignon autour de leur thème, sans avoir à me forcer à changer de style graphique. Rajoutons à ça que le groupe est très connu, que cela me donne une visibilité internationale sans doute possible, que travailler avec leur agent me donnera de la visibilité au sein même du label et que mon bonus sera très intéressant en fin de contrat … Je me vois mal refuser une telle opportunité malgré les quelques doutes qui subsistent en moi et qui sont, je le sais bien, dus à mon anxiété et non la conséquence d'une réelle inquiétude. Je suis à l'aise quand après une discussion discrète avec Jacqueline sous le prétexte de refaire du thé j'ai son aval pour les informer qu'un contrat leur sera envoyé d'ici 48 heures. J'ai encore un droit de rétractation et je dois encore écouter leur discographie (ou du moins une partie) et la maquette que je vais illustrer pour avoir une meilleure idée des thèmes qu'ils aborderont dans leur album, mais à priori, nous allons travailler ensemble.
C'est donc plus légère que je sors de la réunion.
À leur départ, seul Monsieur Morel a tenu à me serrer la main. Le groupe semblant d'un commun accord s'être passé le mot pour se contenter d'un sourire et d'un signe de la main que je leur ai rendu en souriant, plus à l'aise avec eux maintenant que j'ai pu échanger quelques mots avec eux (même si c'était dans un contexte professionnel).Leur professionnalisme et respect globale envers moi est réconfortant. C'est rare les gens qui comprennent d'eux même qu'il ne faut pas se vexer si j'évite les contacts physiques ou visuels. Rares encore sont ceux qui demandent les causes pour tenter d'alléger mes angoisses.
Ce qui ne m'empêche pas de m'effondrer lourdement dans mon canapé dans mon bureau en grognant quand l'adrénaline m'a enfin quitté.
Ce fut éprouvant pour mes nerfs tout ça.J'ai l'impression d'avoir couru un marathon.
J'arrive pas à croire que je vais travailler pour un groupe de metal-rock.
Le lendemain matin, Jacqueline a pris le temps d'en rediscuter avec moi avant d'envoyer le contrat, mais de mon côté, ma décision est m'ont choisi pour mon style enfantin dans lequel je suis tout à mon aise. Je n'ai qu'à faire comme d'habitude, cela me fera un énorme contrat à mon palmarès et pas mal de reconnaissance du public et du label. Je suis largement gagnante dans l'histoire. Et ma deadline est large.
Tout ça fera du bien à mes économies pour m'acheter un jour ma maison près de la plage et ma carrière s'en verra forcément consolidée, si cela ne me permet pas de demander une promotion.