Voilà donc le dernier chapitre de cette histoire. Il sera probablement suivi d'un épilogue dont l'idée m'est venue aujourd'hui... Un grand merci à tous mes lecteurs, et particulièrement à Christine qui commente avec une régularité incroyable toutes mes fics. Merci aussi de ne pas m'en vouloir pour la très longue interruption de mes écrits, et pour vos messages d'encouragement et de soutien.


V. La réponse

JOUR 129

6h46

Il perçut les vibrations du vaisseau avant d'émerger du profond sommeil dans lequel il était plongé.

Il se souvint du cent-vingt-huitième jour avant d'ouvrir les yeux.

Il avait échoué.

Il avait essayé de fuir. Il avait lutté. Il s'était retiré de l'équation. Il avait fait preuve d'abnégation en donnant sa vie pour celle de ses coéquipiers. Il avait peut-être, aussi, été lâche, en cherchant à se soustraire à cette impossible boucle temporelle que, tout Vulcain qu'il fût, il ne parvenait plus à supporter.

Que lui restait-il ? Il avait tout tenté, jusqu'au suicide. Rien n'avait fonctionné.

Il avait échoué.

6h47

Dans une minute, le panneau de communication sonnerait et Charlène Masters essayerait de le joindre pour lui parler d'une stupide expérience sur les minéraux prélevés à la surface de Phosca III. Spock ne pouvait plus supporter Phosca III. Entendre le lieutenant Masters répéter à satiété cette phrase concernant les minéraux prélevés à la surface de Phosca III lui rappelait qu'il avait échoué et qu'il ne pourrait jamais réussir. Il était condamné à entendre parler de Phosca III jusqu'à la fin de ses jours – si ses jours pouvaient jamais toucher à leur fin.

S'il avait été humain, il en aurait pleuré.

6h48

La sonnerie retentit dans la cabine du premier officier. Spock hésita un instant : devait-il répondre et s'assurer d'un jour de solitude, ou bien rester au fond de son lit et faire face aux inquiétudes du docteur McCoy ?

Il choisit de se lever. Aucune trace sur ses poignets, pas la moindre tache de sang sur ses draps. Il avait tout manqué, même sa mort. Tout ça pour entendre le lieutenant Masters parler des minéraux prélevés sur…

Des minéraux

Machinalement, l'esprit en ébullition, il appuya sur la commande vocale du panneau de communication.

Monsieur Spock, l'expérience qu'a menée l'équipe du laboratoire 6 sur les minéraux prélevés à la surface de Phosca III n'a rien donné.

– Surtout, lieutenant, ne touchez à rien, ne jetez pas ces minéraux et faites évacuer immédiatement le laboratoire 6.

– Monsieur ?

– Je serai là-bas dans moins de cinq minutes. Ne touchez à rien, répéta-t-il en essayant vainement de maintenir sa voix sous contrôle.

Des minéraux. Des grains de sable. L'unique paramètre auquel il n'avait, à aucun moment, prêté attention. Le premier jour, parce qu'il faisait partie de la routine du vaisseau. Ensuite, parce qu'il s'agissait d'une quantité négligeable. Parce que l'important – avait-il bêtement pensé – était ailleurs.

6h53

Spock, parfaitement conscient des regards intrigués que posaient sur lui les membres de l'équipe scientifique relégués dans la salle attenante, pénétra dans le laboratoire 6 où l'attendait une Charlène Masters perplexe et peut-être même inquiète. L'attitude de son supérieur avait été tout sauf habituelle lorsqu'il lui avait enjoint d'évacuer le laboratoire sans toucher à l'expérience en cours. Elle avait obéi aux ordres avec une scrupuleuse minutie, mais attendait visiblement une explication concernant ce qui ressemblait beaucoup à un protocole d'alerte.

– Un problème avec l'expérience en cours, commandant ? demanda-t-elle après l'avoir salué d'un signe de tête respectueux.

Le premier officier dut faire appel à tout son contrôle pour conserver un ton froid et détaché.

– Aucun problème, lieutenant. Une simple vérification que je dois effectuer avant de conclure à l'échec. Je vous saurai gré de quitter la pièce et de me laisser seul pour une heure.

– Mais…

– C'est un ordre, lieutenant Masters.

La procédure était inhabituelle et la jeune scientifique avait raison de chercher à comprendre pourquoi son supérieur direct souhaitait s'enfermer seul dans un laboratoire qui ne contenait rien de plus intéressant ni de plus dangereux que trois boîtes emplies de sable et de rocs parfaitement inoffensifs à première vue (et apparemment, à seconde, et troisième, et quatrième vue également). Elle scruta pendant un instant le visage du Vulcain, ouvrit la bouche pour dire quelque chose, rencontra le regard du premier officier, se raidit, esquissa un salut et quitta la pièce.

Spock ne chercha pas à savoir ce qu'elle avait lu dans ses yeux. Sitôt le panneau refermé, il le verrouilla pour plus de sûreté et se précipita vers le plus proche contenant. Les mains tremblantes d'anticipation et d'angoisse, il ouvrit la boite et en scruta l'intérieur avant de plonger les doigts dans le sable fin, presque rouge, ramassé sur un des plus hauts plateaux de Phosca III.

D'abord, il n'éprouva qu'un léger picotement puis ce fut une onde électrique parfaitement distincte qui remonta progressivement le long de son bras gauche, jusqu'aux terminaisons nerveuses de son cerveau. Il lui sembla que la chose, quoi qu'elle puisse être, cherchait à tâtons le centre de la télépathie vulcaine. Faisant le vide dans son esprit, il se concentra uniquement sur le faible courant qu'il sentait traverser son corps. Une présence était bel et bien nichée au cœur du sable, un être doué de pensée et de pouvoirs extraordinaires, un être qui avait cherché depuis le premier jour à l'attirer ici.

Enfin, nous nous rencontrons.

Une décharge électrique parcourut le cerveau du Vulcain. Spock sentit ses genoux plier sous la force du coup et il tomba plutôt qu'il ne s'assit sur le siège qu'il avait négligé dans sa précipitation. La voix résonnait dans son esprit, faisait vibrer la moindre cellule de son être et l'enveloppait tout entier. Il se concentra sur l'unique point qui lui semblait d'importance pour formuler une question claire.

Pourquoi avez-vous détruit le vaisseau à cent vingt-huit reprises ?

Spock sentit la surprise de son « interlocuteur » sans – du moins lui sembla-t-il – que ce dernier ne cherche à l'exprimer. La réponse plus construite vint peu de temps après.

Notre but n'était pas de détruire votre vaisseau, mais de vous faire venir ici afin de pouvoir communiquer avec vous.

Le soulagement déferla sur le Vulcain. L'entité ne cherchait pas à nuire à l'équipage, ni à lui-même. Elle ne voulait pas le rendre fou : elle avait simplement voulu communiquer avec lui.

Conséquence de ces interminables journées passées en tête-à-tête avec lui-même et ses idées noires, il sentit un rire nerveux monter à ses lèvres. Cent vingt-huit jours d'horreur parce que cette chose avait voulu communiquer avec lui.

L'ironie de la vie était parfois… ironique.

Et maintenant ? demanda Spock en prenant bien soin de refouler derrière ses remparts intérieurs les sentiments négatifs qui ne demandaient qu'à s'exprimer.

Nous avons senti sur ce vaisseau un esprit télépathe et nous avons cherché à l'appeler afin qu'il nous ramène chez nous. Nous avons été arrachés pendant notre sommeil à notre terre d'origine. Un tel déchirement est inacceptable pour nous. Il faut que vous compreniez que notre forme de vie est… différente de la vôtre. Là où vous n'êtes qu'un, nous sommes des millions. Nous agissons en symbiose, nous pensons et agissons ensemble. Nous devons retourner chez nous, retrouver l'harmonie de notre unité.

Le Vulcain, pensant aux rapports consignés par divers membres de la Fédération concernant ces grains de sable surpuissants, ne put s'empêcher de poser une nouvelle question.

Avez-vous déjà rencontré des humanoïdes ?

Il lui sembla que l'être s'accordait un temps de réflexion.

Nous lisons dans votre esprit que vous avez trouvé trace de notre existence dans les archives de votre peuple. Oui, nous avons déjà croisé à plusieurs reprises la route des vôtres. Et, nous devons l'admettre, nous avons réagi de manière primitive. Nous avons blessé, nous avons tué, nous nous sommes débarrassés des intrus à l'aide des pouvoirs qui sont les nôtres. La manipulation de la matière comme du temps nous est chose aisée.

Spock pouvait ressentir, en ce moment même, la formidable énergie tapie sous ses doigts, prête à jaillir et à l'annihiler. Certains grains de sable, lui semblait-il, étaient chargés d'une force incalculable, tandis que d'autres, chargés de la communication avec lui, tempéraient leur ardeur. Jamais il n'avait rencontré un tel être, à la fois un et multiple, à l'exception peut-être des créatures qui avaient envahi Deneva…

Pourquoi ne vous avez-nous pas détruits cette fois ?

Le premier officier entrevoyait une réponse à cette question. Ces grains de sable étaient emplis d'une énergie capable de créer un trou noir, de manipuler l'espace-temps, mais ils ne pouvaient diriger l'Enterprise ni traverser l'espace pour retourner sur leur planète d'origine. Ils avaient besoin de Spock pour retourner chez eux.

Vous avez raison, nous avons besoin de vous, mais n'imaginez pas que nous soyons incapables de nous débrouiller seuls. Vous avez-vous-même constaté quels dégâts nous avons été capables d'infliger à votre vaisseau. Nous serions en mesure de le détourner, de le ramener sur la planète que vous nommez Phosca III. Nous avons préféré essayer autre chose lorsque nous avons compris que vous n'étiez pas animé d'intentions belliqueuses à notre égard. La création d'une boucle temporelle constitue, au sein de notre espèce, un appel à l'aide. Nous avons choisi d'en user ainsi avec vous afin de créer le minimum de dégâts permanents dans votre vaisseau. Nous savions qu'il était possible de communiquer avec vous. De manière générale, il nous semble toujours préférable d'éviter de détruire.

Spock resta un instant immobile, le bras plongé dans le sable de Phosca. Ses premiers cours de xénoéthique, une discipline qu'il avait toujours trouvée parfaitement fascinante, lui revinrent en mémoire. « Vous rencontrerez probablement des formes de vie totalement différentes de celles que vous connaissez, avait alors expliqué leur instructeur. Votre premier réflexe doit consister à trouver la manière de communiquer avec elles. Vous serez peut-être tentés de chercher à les détruire, à les soumettre, à les contrôler, mais le contrôle ne doit devenir votre solution que si les formes de vie que vous rencontrez s'avèrent indiscutablement hostiles. Leurs formes de communication seront peut-être si différentes des nôtres que vous ne les comprendrez pas comme telles. Si aucun dommage sérieux n'en résulte, partez du principe que l'espèce en face de vous ne vous veut pas de mal. »

Votre instructeur était une sage créature.

Arraché à ses souvenirs, Spock acquiesça mentalement.

Nous vous avons fait souffrir, ajouta l'entité.

Il s'agissait d'un constat, où perçait peut-être une demande d'excuse. Le Vulcain secoua la tête.

La souffrance est une chose de l'esprit, répondit-il machinalement. Elle peut être contrôlée.

Cependant, reprit l'être avec ce qui pouvait passer pour de la curiosité, vous étiez prêt à mourir pour que cesse la boucle temporelle que nous avons créée.

La télépathie pouvait sembler une forme de communication bien pratique, mais elle présentait au moins autant d'inconvénients que d'avantages. La créature pouvait non seulement capter les pensées que Spock choisissait de mettre en avant, mais également avoir accès aux souvenirs et aux émotions qui rampaient à la surface de sa conscience. Il eût été parfaitement futile de nier.

Ma mort ne sera pas nécessaire, conclut-il en se levant. Je vais informer mes coéquipiers de votre présence à bord et de votre souhait d'être ramenés sur votre planète d'origine.

S'il avait pu assister à l'échange, Jim lui aurait probablement dit qu'il éludait la questions. Il n'aurait – comme d'habitude – pas eu tort.

7h27

– Spock… Vous vous sentez bien ?

Le réflexe du Vulcain avait été, sitôt quitté le laboratoire n°6, de se rendre directement au mess des officiers, là où il était certain, à cette heure précise, de trouver le capitaine. Après cent-vingt-huit jours sans cesse recommencés, il connaissait par cœur l'emploi du temps d'une bonne centaine de membres de l'équipage, depuis leur réveil jusqu'au fatidique 18h42 qui anéantissait leur inutile fourmillement. A la réflexion, débarquer au beau milieu du petit déjeuner de son supérieur mal réveillé pour lui déclarer de but en blanc que des bacs de sable étaient emplis d'une énergie incontrôlable qu'il fallait impérativement rapatrier sur sa planète d'origine n'était pas l'idée la plus brillante qui lui était jamais passée par la tête. C'était néanmoins ce qu'il avait fait, obnubilé qu'il était par la nécessité de mettre entre le vaisseau et cette entité le plus de distance possible.

Conséquence logique de cette attitude si peu vulcaine, Jim avait délaissé son bol de céréales et, parfaitement éveillé à présent, fixait son premier officier avec une inquiétude non dissimulée.

– Ne le prenez pas mal, mais vous avez une tête à faire peur.

Spock balaya la remarque d'un signe de tête agacé.

– Capitaine, faites-moi confiance. Cette mission est de la plus haute importance.

– Je n'en doute pas, répondit Kirk sur un ton qui indiquait le contraire. Mais je vais avoir besoin d'un peu plus d'informations, si vous n'y voyez pas d'inconvénient.

Le Vulcain acquiesça et se lança dans l'explication demandée.

7h34

– Vous vous rendez compte que cette histoire est complètement démentielle, n'est-ce-pas ?

– Je m'en rends compte, capitaine, rétorqua Spock de son ton le plus vulcain. Je n'essayerai pas de vous convaincre davantage, mais j'ajouterai une chose qui vous persuadera peut-être. Pendant un instant, mettez-vous à ma place. Imaginez que vous soyez condamné à revivre éternellement la destruction du vaisseau, la mort de chacun des membres de l'équipage. Imaginez que vous soyez l'unique survivant de l'Enterprise, imaginez que votre impuissance soit absolue. Imaginez que vous trouviez finalement la solution qui vous permette de sortir de l'impasse, et que votre supérieur hiérarchique vous refuse alors les trois heures que prendrait un aller-retour sur Phosca III sous prétexte qu'il ne croit pas à votre récit « complètement démentiel ». Que ressentiriez-vous alors ?

Le capitaine parut prendre le temps de réfléchir à la question, mais l'inquiétude persistait au fond de son regard. Finalement, il eut un signe de tête approbateur.

– Très bien, Spock. Si vous en êtes au point d'évoquer ce que vous ressentez, j'en déduis que la situation est effectivement préoccupante. Nous allons faire demi-tour et déposer ces fameux « grains de sable » sur Phosca III. Et vous, ajouta Jim en pointant du doigt le premier officier, vous allez descendre à l'infirmerie et subir un examen médical complet sans protester.

Le Vulcain n'avait pas l'intention de protester. Il était prêt à endurer les remarques du docteur McCoy, une journée complète passée à l'infirmerie, ou même une semaine entière, à la condition qu'il puisse voir le lendemain.

– Je vous remercie, capitaine, dit-il en se levant.

– Où allez-vous ?

– Avec votre permission, donner les ordres pour amorcer notre demi-tour. Je me rendrai à l'infirmerie dès que les minéraux auront été rendus à leur terre d'origine.

Jim acquiesça avec réticence et emboita le pas à son premier officier en laissant son bol de céréales presque intact.

9h15

Spock renversa doucement le contenu du dernier bac sur la terre aride et nue de Phosca III en s'assurant qu'aucun gain n'était resté à l'intérieur du récipient, puis il posa la main sur la couche de sable rouge qu'il venait de rendre à sa terre natale.

Nous sommes complets à présent.

Le Vulcain pouvait sentir, à travers le lien télépathique, ce sentiment de complétude, d'entièreté, de plénitude, alors que lui-même avait l'impression d'avoir été éparpillé en mille morceaux durant l'épreuve qu'il avait traversée, comme si les événements vécus avaient émietté ses boucliers mentaux et atteint jusqu'au cœur de sa citadelle intérieure. Il se releva et actionna son communicateur.

– Energie, Scotty.

Il savait que lorsqu'il se matérialiserait sur le vaisseau, il trouverait le docteur McCoy au pied du transporteur, prêt à lui faire subir une longue série d'examens. Il savait également qu'il ne trouverait pas le repos tant qu'il n'atteindrait pas 18h43.

Il ne s'attendait cependant pas à s'effondrer au sol en descendant du transporteur. Sa dernière vision consciente fut les bras du capitaine et du médecin en chef qui l'empêchaient de tomber à terre.

14h01

– Vous pouvez m'expliquer ce qui vous est arrivé ? Sous-nutrition, déshydratation, carence en cuivre, vous êtes au bord de l'anémie et je n'arrive pas à comprendre ce qui s'est passé entre hier et aujourd'hui.

Les mots parvenaient à son cerveau. Il savait qu'il les avait déjà entendus à plusieurs reprises. Il savait aussi que, normalement, ces phrases auraient dû être accompagnées des vibrations du vaisseau en train de lutter contre les grains de sable qui cherchaient à en perturber le fonctionnement – pour l'attirer, lui, au laboratoire n°6. Mais l'Enterprise demeurait résolument stable. La température était parfaitement normale. Aucune avarie ne s'était déclarée, l'alerte n'avait pas été donnée.

– Spock, bon sang, répondez-moi, dites-moi quelque chose, n'importe quoi !

Le Vulcain tourna lentement la tête vers le médecin.

– Je vais bien, articula-t-il nettement. Je ne suis pas fonctionnel, mais je vais bien.

McCoy roula des yeux pour manifester son désaccord.

– Jim m'a raconté une histoire à dormir debout, avec une boucle temporelle et je ne sais quoi. Il n'avait pas l'air d'y croire lui-même.

Spock haussa les épaules. Peu lui importait, à présent, d'être cru. Il avait accompli sa dernière mission envers l'Enterprise et la Fédération.

Alors qu'il s'apprêtait à replonger dans le sommeil artificiel créé par les médicaments administrés par le médecin, il se demanda pourquoi son esprit avait utilisé le mot « dernière ».

18h41

Spock s'éveilla, mû par un sentiment intérieur proche de la panique. L'heure fatidique approchait. Et s'il avait malgré tout échoué ? Si un grain de sable était demeuré au laboratoire ? Si tout cela n'avait été, ainsi que semblaient le croire Jim et Leonard, qu'une épouvantable hallucination ? Et si cette hallucination perdurait malgré leur retour sur Phosca III ? Les yeux fixés sur l'horloge située dans le panneau mural en face de son lit, le premier officier sentit la sueur perler à son front. Les secondes s'égrenaient avec une lenteur mortelle.

Lorsque les chiffres 18:42 apparurent sur l'écran, Spock ferma les yeux et se mordit les lèvres.

Rien ne se passa. Les secondes continuèrent leur immuable danse.

18h43

Le Vulcain bascula, pour la première fois depuis cent vingt-neuf jours, dans le wh'ltri.

.

Date stellaire 5901.4

Lorsque Spock s'éveilla, le lendemain était arrivé. Il tourna et retourna cette pensée dans sa tête avant d'ouvrir les yeux et de repousser les couvertures que le docteur McCoy avait, comme à son habitude, ajoutées sur le lit qui lui était d'ordinaire réservé à l'infirmerie.

– Qu'est-ce que vous fabriquez ?

Le premier officier tourna les yeux vers le médecin en chef qui le regardait depuis l'embrasure de la porte de son bureau, bras croisés, le visage sévère.

– Je retourne à mon poste, docteur, répondit Spock de ce ton d'évidence qu'il aimait utiliser lorsque McCoy posait des questions aussi humaines que stupides. Mes constantes sont normales, comme vous pouvez le constater, ajouta-t-il en désignant l'écran au-dessus de son lit.

– Oui, oui, je vois, mais je ne comprends pas. Qu'est-ce qui s'est passé ?

Le Vulcain hésita à répondre, craignant de se heurter à l'incrédulité de son interlocuteur. Cependant, le médecin semblait vraiment désireux de comprendre, aussi décida-t-il de tout lui dire.

– Asseyez-vous, docteur. Mon récit risque d'être long.

Docile, McCoy s'installa à califourchon sur une chaise en face du lit. Spock commença alors à lui raconter la première journée, les dysfonctionnements de l'Enterprise, l'apparition du trou noir, le tombeau géant qu'était devenu le vaisseau, puis son réveil le lendemain matin, l'incompréhension totale qui avait été la sienne, l'espoir de parvenir à éviter le pire. Il évoqua les nombreux stratagèmes qu'il avait mis en place pour fuir, échapper à l'annihilation, les recherches qu'il avait menées, la quête éperdue de ce grain de sable dont il avait trouvé trace dans les archives, la lutte sourde et quasiment aveugle qu'il avait dû mener contre une entité qui le dépassait. Il essaya de transcrire en mots le désespoir qui s'était emparé de lui petit à petit, avait grignoté ses boucliers intérieurs comme la mer érode les rocs les plus solides, l'inhibition, l'apathie qui lui avaient semblé l'unique solution. Et, pour finir, son ultime tentative, la certitude qu'il ne pourrait sortir de cette boucle temporelle – et sauver ainsi le vaisseau, l'équipage et ses amis – qu'en la quittant définitivement.

Il en était là de son récit lorsqu'il s'aperçut que le capitaine était entré sans bruit dans l'infirmerie et l'écoutait tout aussi attentivement que le médecin, bras croisés, adossé à la porte. S'interdisant de réagir, Spock poursuivit le fil de ses souvenirs, évoquant le moment où, au plus profond du désespoir, il avait finalement compris et agi en conséquence.

– Le reste, vous le savez, conclut-il en tournant la tête vers Jim. Les minéraux ont été rendus à leur planète d'origine et tout est rentré dans l'ordre.

Pendant un instant, le silence retomba sur l'infirmerie, puis le capitaine prit la parole :

– Comment expliquez-vous votre affaiblissement physique ? Si chaque jour, tout redevenait comme la veille, si votre bras a repoussé, si vous avez survécu à une tentative de suicide, comment expliquez-vous l'état dans lequel vous étiez hier matin ? Je ne dis pas que je ne vous crois pas, s'empressa d'ajouter Jim, juste que certains points demeurent obscurs.

Spock ne trouva aucune réponse valable : il ne comprenait pas lui-même ce qui lui était arrivé. Il se sentait de nouveau parfaitement fonctionnel, comme si rien de tout cela n'avait réellement existé.

Ce fut le docteur McCoy qui prit la parole :

– Si je peux me permettre, je crois que j'ai une explication. Spock, vous avez passé, selon vos propres dires, plus de cent vingt jours sans méditer, plus de trois semaines sans vous alimenter, votre sommeil a été perturbé, vous avez négligé votre corps et votre esprit, sans compter l'angoisse permanente que vous avez éprouvée et l'horreur sans cesse renouvelée de voir le vaisseau détruit et les membres d'équipage morts. Les conséquences physiques de tout cela étaient effacées dans la nuit par la manipulation temporelle de cette entité, mais votre esprit, lui, n'était pas « réinitialisé », si vous me permettez cette expression. Je vous assure qu'hier, vous étiez au bord de l'anémie, alors qu'aujourd'hui, vous n'avez plus la moindre carence, ce qui est physiologiquement impossible. Je ne vois d'autre explication qu'une forme d'atteinte psychosomatique due à la pression permanente, tant physique que mentale, qui vous a été infligée. En d'autres termes, vous avez accumulé des symptômes dépressifs tellement violents, concentrée en réalité en une seule journée, que votre corps a complètement lâché à la suite de votre esprit.

Le Vulcain ne trouva rien à répondre. Il aurait voulu protester, déclarer comme à son habitude que ceux de son espèce ne pouvaient laisser ainsi leurs émotions contaminer la mécanique de leur corps, mais il savait, au fond de lui, que l'hypothèse avancée par le médecin était parfaitement juste.

A quel moment était-il devenu aussi humain ?

Jim décroisa les bras et offrit à son ami un sourire.

– Tout est bien qui finit bien, en fin de compte. Et si Bones accepte de vous relâcher, je serai ravi de vous retrouver à mes côtés sur la passerelle pour les derniers jours qu'il nous reste avant de rentrer sur Terre.

– Je le relâche, soupira McCoy, à qui l'idée déplaisait visiblement, mais qui était incapable de trouver le moindre argument pour séquestrer davantage son patient.

Le sourire du capitaine s'élargit.

– Plus que trente jours dans l'espace, il serait dommage de ne pas en profiter !

Spock ne put s'empêcher de rectifier :

– 29,76 jours, capitaine.

Les deux hommes échangèrent un sourire. Si le premier officier, qui n'avait énoncé la veille que des approximations, était redevenu aussi précis, c'était bien que tout était rentré dans l'ordre.