Chapitre 9

L'ultime pari

Jean-Pierre Delmas haïssait son métier. Et ce depuis toujours.

Les gamins, ça vient bien cinq minutes. Mais torcher à longueur de journée des culs de gones, c'est un passe-temps de bonne femme. Le pire, certainement, était cette bienveillance, ce sérieux mesuré qu'il fallait constamment conserver. Être juste et sévère, juste sévère, et prudent, attentif, avec délicatesse, tout en dentelle, en tissant un fil humble et distant, et pourtant si déterminant, dans le destin encore jeune et fragile des multitudes d'enfants. Tout ça, c'est le carcan et le fardeau de la morale, et Jean-Pierre s'en acquittait avec talent. Homme d'honneur, il ne se plaignait pas, et endurait, endurci, les insipides vicissitudes de l'ennuyeuse vie.

Aucune des femmes qu'il connaissait n'avait jamais été capable de comprendre la douloureuse beauté et la nécessité vitale du véritable sacrifice. L'exemple le plus flagrant était son ex, Julie. Pour elle, la vie n'était rien qu'un théâtre, un ensemble d'apparences changeantes et sans substance, dont on jouait en dandy dilettante. Nommez un chat un chien, et voilà qu'il enfante des chacals. Julie, pourtant, n'avait pas enfanté, ce ce même ventre qu'elle avait tellement refusé de voir, un chacal ou un chien, mais une petite femme. Élizabeth n'était pas moins stupide, pas moins superficielle que sa mère. Cette petite écervelée absorbait tout ce que la société lui disait d'être, et se définissait exclusivement là-dedans. Même pour un spécimen femelle de l'âge ingrat, elle atteignait des sommets de platitude qui dégoûtaient franchement Jean-Pierre. D'où la nécessité, dans sa vie comme dans son travail, de masquer, de duper, et de dissimuler généreusement ce qu'il savait. En bref, de se voiler la face.

Mais quelque chose avait changé. Dix ans plus tôt, quand il avait rencontré Waldo Stones, il avait vu jusqu'où pouvaient porter la passion et le génie scientifique. Ce que Waldo créait, sans s'en rendre compte, c'était rien de moins que le pouvoir de révolutionner le monde !

Qui contrôle la vérité contrôle aussi le monde. Tant de puissance ne saurait être à la portée du premier venu. Jean-Pierre en avait fait les frais, lorsque Julie était partie. Elle avait dit « sa vérité », elle l'avait imposée, et s'était tellement enfoncée dans son délire que, dans un sens, elle l'avait rendus réel. Pour ce qu'il en savait, Julie avait depuis trouvé des gens assez crédules, ou assez complaisants, pour agir comme si – voire même, parfois, pour croire – ce qu'elle prétendait. Ceux qui avaient gardé les pieds dans la réalité, elle s'en était coupée, comme ces désespérés qui tombent entre les griffes des cultes : de sorte qu'à présent, elle vivait dans sa bulle, sa propre petite réalité alternative, et fondée sur rien d'autre que ses petits caprices.

Quand il avait compris qu'il avait échoué, qu'il n'avait su la retenir, lui épargner cette folie, Jean-Pierre avait souffert plus que jamais de son humaine, trop humaine impuissance. Ses paupières arrachées, il pouvait voir tout d'un coup le délitement du monde moderne, où un hyperindividualisme toxique oblitérait la cohésion de la réalité, l'éparpillait en sous-groupes fracturés, isolés, chacun se détachant fantasquement dans sa propre petite bulle de réalité. Pour un peu, cette horreur lui aurait presque fait perdre l'esprit.

Stones était un génie, mais il était également fou. Cette puissante intelligence dans certaines aires de la cervelle s'équilibrait dans d'autres domaines. Impossible que pareille chose finisse bien. Jean-Pierre pensait qu'il lui avait manqué cette vision d'ensemble, cette compréhension intuitive, objective du problème que son outil pouvait résoudre. C'est pourquoi, quand cédant aux sirènes de la science pour la science, de l'art pour l'art, il avait disparu dans son œuvre, Jean-Pierre avait compris que sa plus grande mission était de sacrifier sa vie personnelle, ses états de service, cette existence péniblement banale, à une plus noble quête. La recherche du savoir.

Dix ans. Il lui avait fallu dix ans. Dix années à fouiller, passer au peigne fin, chercher des clés, décrypter des énigmes, dix ans à retourner et transgresser toutes sortes de frontières, de cloisonnements conceptuels. Tout ça, tout seul. Et aujourd'hui, dix ans après, il était là. Sur le seuil. Il sentait le pouvoir qui grouillait dans ses doigts, une force brûlante, dévorante. Son Grand Œuvre déjà le transformait ; son Ascension, enfin… Il pouvait déplacer des montagnes d'un geste de la main, faire pleuvoir le feu sur des pays entiers, décomposer la vie jusqu'à ses éléments le plus élémentaires, et au-delà, la matière. Sa Parole réécrivait au fil de l'eau les événements, et la réalité. Il l'avait déjà fait.

Il était là, et regardait son bureau fixement. Une chose montait en lui. Une chose réprimée, une chose nouvelle, une chose bien réelle, et intense, et puissante comme le sang.

— Je suis le PUTAIN DE MAÎTRE DU MONDE ! hurla-t-il.

En un instant, le brave bureau bien solide, bien propre, bien compétent, cette saloperie de chaîne de bois poli qui l'avait si longtemps maintenu dans cette connerie de vie de servitude, toute entière dévouée à cette horde inépuisable de petits cons, se couvrait de bubons purulents. Dans un craquement sinistre, tout s'effondra en un petit tas d'échardes calcinées, fumantes de cyanure.

La porte s'ouvrit soudain. Parut Nicole, ses traits dénués de beauté encore enlaidis par une inquiétude factice. La sage, la solide, la compétente Nicole, qui faisait tellement bien son travail insipide, asservie à longueur de journée derrière son propre petit bureau, à écrire des emails, à appeler l'électricien, à faire changer les extincteurs, et à gérer les profs absents, et les réservations de cette foutue salle informatique, et le putain de budget du C.D.I., et à courir après les fainéants pas même foutus de tenir un délai ou de faire un contrôle mensuel pour éditer les bulletins de note semi-trimestriels.

— Qu'est-ce qui se passe, Jean-P… Oh, mon Dieu ! Jean-Pierre, tu n'es pas blessé ? Qu'est-ce que…

Il en avait plein le cul, voilà ce qu'il en avait. À la colère succéda l'agacement. Ces saletés de cheveux courts, qu'elle avait décidé de porter, comme toutes ces femmes cinquantenaires qui acceptent facilement qu'elles sont bien trop vieilles pour être désirables… ça l'épuisait, voilà tout, simplement. Avec cette même fatigue, ce même dépit, il se trouva, sans trop comprendre pourquoi, à envoyer chier cette bonne femme de la manière la plus cruelle pour elle, la plus cruelle pour lui, qu'il connaissait.

— Oh, rien, Nicole… mais ce qui se passe, c'est que vous êtes un homme. Que vous l'avez toujours été.

Ça serait mieux comme ça… tout en parlant, Jean-Pierre Delmas complétait les détails. Les mêmes cheveux courts, un peu plus blancs, c'est tout ; la même silhouette, un peu plus grande, c'est tout ; le même visage, mais un peu plus carré, et avec un peu plus de poils, c'est tout. Une barbe mal rasée, une moustache sel et poivre, entretenue avec soin. Sous son regard, Nicole se métamorphosait. C'était parfaitement monstrueux, parfaitement écœurant ; et pourtant, étrangement, Jean-Pierre prenait intensément plaisir à se savoir l'auteur de cette transformation affreuse. Si Dieu était assez cruel pour faire du monde une farce infâme, Jean-Pierre Delmas pouvait très bien le lui rendre au centuple.

— … Vous allez bien… Monsieur ? demanda Nicolas.

Merde, même en homme, il était toujours le même enfoiré bien rangé, compétent, si tristement professionnel. Voilà que ce crétin fini faisait mine de s'inquiéter de la santé mentale de son supérieur. Exaspérant.

— Oui, oui, parfaitement, Nicolas, dit Jean-Pierre. Le bureau est intact. Voyez vous-même.

Il désigna d'un geste de main le tas de cendres fumantes. Un air contrit passa sur le visage de Nicolas.

— Excusez-moi, Monsieur, j'ai cru… bafouilla-t-il d'un ton confus. Hé bien, je ne sais pas ce que j'ai cru. Je vous laisse…

— Attendez, Nicolas. Nicolas ?

— Oui ?

— Vous êtes une femme.

Au grand dam de Delmas, les traits de Nicolas demeurèrent mâles. Tout juste s'ils pâlirent un peu. Comment ?! Cette mauvaise surprise lui fit froncer ses sourcils broussailleux.

Nicolas avait l'air d'hésiter. Enfin, il marmonna, dans la plus absolue confusion :

— J'ignore comment vous avez appris cela, mais je préférerais que vous gardiez ça pour vous pour le moment… Est-ce que ça vous pose problème, Monsieur ?

Médusé, Delmas dit :

— Non, bien sûr, non… aucun problème, Nicole… Enfin, euh, Nicolas. J'imagine.

Nicolas – ou Nicole – fit nécessairement semblant d'avoir repris confiance, et referma la porte. Jean-Pierre savait qu'il était complètement confus.

L'univers n'avait pas refusé tout de go d'obéir à son (putain de) maître. Mais… mais il y avait un mais. Son vœu avait été pervers. Et quand il avait essayé d'annuler ce monstrueux désordre qu'il avait, par jeu, projeté en plein dans l'existence, l'univers s'y était refusé. Comme pour lui donner une leçon. Comme pour lui rappeler que tout avait des conséquences. Ou peut-être l'univers avait-il obéi, strictement, à ce que Jean-Pierre avait vraiment souhaité : trouver en face de lui un reflet de ses propres angoisses, de ses propres problèmes.

Jean-Pierre serra les poings. En fait, cela ne pouvait signifier qu'une chose…

Une petite main toqua à la porte.

Jean-Pierre, trop occupé, ne dit pas « Entrez. »

La porte s'ouvrit quand même.

Il darda son torse bombé et son meilleur regard courroucé vers l'impudent qui osait le défier.

C'était une petite gosse avec des cheveux roses. Oui, la gosse. Jean-Pierre s'en souvenait. Elle vivait dans le Superordinateur qu'avait créé Waldo. Il l'avait fabriquée à l'image d'une gamine, de sa fille, peut-être… Jean-Pierre l'avait, à un moment, libérée, était vrai. Il avait quelque peu tendance à ne pas retenir ces broutilles dénuées d'intérêt. Il n'avait plus le temps pour les enfants. Il avait bien assez donné. Ce temps-là, toutes ces pertes de temps, c'était bien révolu.

— Disparaissez, siffla-t-il froidement.

L'enfant leva les yeux. Et non seulement elle ne disparut pas, mais elle lui dit :

— S'il te plaît, n'y vas pas.

Encore une marque d'impuissance. Il enrageait. C'était quoi, ces ratés ?! Il était clairement temps d'aller dans les abysses, faire la lumière sur tout ça. Jean-Pierre était confiant. Il se savait de taille.

— De quoi parles-tu ? dit-il entre ses dents.

Juste histoire d'être sûr.

— Des abysses. Elles m'ont pris mes parents. Il ne reste que toi. Personne n'est de taille. C'est ça, la vérité. Surtout toi. Crois-moi, je t'en supplie.

La gamine fit alors la chose la plus bizarre du monde. Elle se mit à genoux, les mains jointes en bas du ventre, formant un cercle avec ses doigts. Sa tête était baissée, et ses yeux révulsés. Elle chantait une note simple, un la de téléphone coupé du monde, et des rais de lumière lui faisaient comme deux ailes dans le dos.

Jean-Pierre lui mit un coup de pied dans la mâchoire, qui l'envoya voler à travers cette connerie de porte.

— TU DISPARAIS, J'AI DIT ! répéta-t-il.

Bordel ! Pas question que ça prenne avec lui ! De l'iconographie religieuse et des bêtises mystiques, lui aussi il pouvait en créer, grâce aux pouvoirs que conférait la Translation. C'était une pure perte de temps. Ce n'était pas une prière qui sauverait l'humanité. Plus tôt Jean-Pierre aurait traversé les abysses, plus tôt il serait en mesure de remodeler le monde, pour le guérir, le réparer, et le rendre parfait. En bref, pour le sauver.

Il dévora les débris de la porte, plutôt que de les enjamber. Puis, à la vitesse du blob, il passa de son bureau à la rangée de chaises pour visiteurs, dans le secrétariat. Nicolas s'était précipité vers le petit corps rose et écarlate qui s'était disloqué en se cognant aux murs et aux dossiers, et paniquait de façon parfaitement superflue. Jean-Pierre le rassura :

— Allons, Nicole… Nicolas, je veux dire. Il ne s'est rien passé.

Apaisé, Nicolas se leva. Mais plutôt que de rejoindre sa place, il fronça les sourcils. Quelque chose l'embêtait, mais il semblait avoir du mal à mettre le doigt dessus. Jean-Pierre soupira.

— Quoi encore ?

— Hé bien… Je ne suis pas tout à fait sûre, mais j'aimerais essayer le prénom Évelyne. Si vous le voulez bien…

C'était exactement la dernière chose que Jean-Pierre avait besoin d'entendre. Parfaitement en pétard, il était sur le point de beugler que Nicolas s'appelait Nicole et qu'il était une femme normale, parfaitement normale, et non une sorte d'erreur de la nature qui voulait imposer ses repères arbitraires au reste de l'univers, mais il se contint. Avec une vie de pratique, il savait se contenir. Se contenir, et contrôler ses émotions. Rester maître de soi, c'était indispensable, pour être maître du putain d'univers. Il existe toujours une solution plus simple, plus rationnelle, que la colère débridée. Il agita la main nonchalamment.

— Évelyne… disparaissez.

Sitôt dit, sitôt fait. Personne disparue. Problème résolu.

Restait donc la gamine… Maya. Oui, Maya. C'était ça, son nom. Il regarda les chaises où s'était effondré le corps.

Elle avait disparu.

Les miettes de plâtre, là où s'était produit l'impact, et les gouttes de sang, et le désordre des chaises à moitié cassées : tout était encore là.

Jean-Pierre haussa les épaules. Après tout, il lui avait bien ordonné de disparaître. Elle avait disparu. Et un de ses soucis aussi.

Il restait la dernière aventure. Jean-Pierre regarda le cadre vide, souillé de suie, de la porte qui jadis menait à son bureau.

Il fit un pas.

Un autre.

Et il entra dans les abysses.


Jean-Pierre n'avait aucun besoin de s'enfermer au fond d'un Léviathan pour partir explorer les abysses. Jean-Pierre était le Léviathan. Le monstre des profondeurs.

Et dans Gnosis, il revenait à sa vraie forme. Sa forme ultime et toute-puissante.

Il inspira une grande goulée. Et se mit à tousser, tandis que l'eau à haute pression envahissait ses poumons douloureux.

Ses… poumons ?

Il ouvrit les yeux. Leva ses menottes. Tout était flou, grotesque et mal proportionné. Boudiné, c'était le mot. Ses petits pieds, ses jambes grasses, épaisses et… faibles. Sa vision se précisa.

Il fit ce qu'ils font tous. Il donna des petits coups de poing, des tout petits coups de pieds, et hurla dans le silence liquide. De toute la force de ses petits poumons. Et il était tout rouge, avec sa peau toute ridée et son petit duvet tout blondinet sur son petit crâne. Il tirait une de ces bouille aussi, elle était toute convulsée. Il aimait pas trop ça, n'est-ce pas ? Ah non non non non non, ça, ça lui plaisait pas du tout du tout, hein ? Mais c'est qu'il était pas content, le petit Jean-Jean, le petit Pierre, le petit Jean-Pierre. Oh non, ça, pas content du tout. Mais fallait pas s'en faire comme ça pour ça, mon petit trésor. Maman elle va s'occuper de toi.

Une voix parla dans les abysses.

— Alors, comme ça, tu es venu.

Jean-Pierre hurla et se mit à gesticuler énergiquement. On aurait dit un bébé tortue sur le dos. Qu'est-ce qu'elle faisait là, elle ? Qu'est-ce qu'elle faisait là, elle ?

— J'te jure ! j'en ai assez de tes caprices.

Elle s'assit juste à côté de lui. Sur quoi, Jean-Pierre ne comprenait pas. Il ne comprenait pas grand-chose à cet environnement. Tout était si nouveau, si effrayant. Il était désorienté. Elle soupira.

— Je sais, je devrais pas dire ça. C'est seulement parce que tu ne comprends pas encore ce que je dis que je me permets de parler ainsi.

Jean-Pierre hurla et hurla et agita ses petits poings. Il n'arrivait même pas à les serrer. Mais bien sûr qu'il comprenait ce qu'elle disait ! Elle était agacée et elle ne l'aimait pas. Elle ne l'aimait pas ! Si seulement il avait le pouvoir qu'elle l'aime !… alors elle le ramasserait dans ses bras et elle lui donnerait le sein, il sucerait avidement le lait et tout irait très bien et il pourrait dormir, repu, entre ses bras.

— Je vois… même si tu comprends rien, cela te blesse… Pardon. Au fait, juste histoire que tu saches, Évelyne va bien. Enfin, Nicole. Et hop !

Elle souleva le petit cul-cul et retira la couche chaude. Il lui fallut quelques secondes pour nouer le paquet de façon à peu près hermétique. C'était des gestes naturels, chez elle. Cette petite pute était une maman innée. Jean-Pierre pleurait de rage. Il avait froid au derche, c'était désagréable.

— Hou, ça, c'était un gros caca nerveux que tu nous a fait, hein ? Un gros caca tout brun, tout brun, tout brun, commença-t-elle à chantonner en lui râpant les fesses avec des lingettes humides.

Puis qu'est-ce qu'elle faisait là, d'abord ? C'était pas juste. C'était vraiment bizarre… il y avait un truc qui ne tournait pas rond, dans cette histoire. D'un coup, Jean-Pierre eut l'impression que le monde tout entier se renversait.

— Eeeet… hop ! une nouvelle couche toute propre. Il reste plus qu'à l'attacher, l'attacher, l'attacher…

« Ça, mon grand, c'est parce que tu n'as jamais su regarder. Ça fait des semaines, que dis-je, des mois, que ça se passe juste sous ton nez. Si tu m'avais un tant soit peu aimée, ça t'aurait carrément crevé les yeux. Preuve s'il en faut que quelquefois, celui qui cherche la vérité est plus aveugle qu'Œdipe. »

Plus aveugle que quoi ?… L'esprit de Jean-Pierre s'embrumait. Il lui semblait qu'il aurait dû savoir ce qu'était Dip, mais les pensées s'écoulaient comme de l'eau par ses oreilles. Élizabeth… Qu'est-ce qu'Élizabeth faisait ici ? Depuis quand elle était sa maman ? Il se passait quoi, là ?

— Ta mère ?! Et quoi encore ! J'ai quatorze ans, pauvre timbré ! Non mais vraiment, papa, t'aurais grave dû te faire soigner…

« Enfin… je vais te dire ce qui se passe, mon p'tit bout d'chou. (Elle lui pinça les joues en faisant la moue. Jean-Pierre se mit à gazouiller, bien malgré lui.) Y s'passe que t'es dans les abysses, où la vérité vraie de qui tu es devient une réalité réelle. Tu croyais être prêt mais, boup ! (Elle lui appuya sur le nez avec son index délicat.) Regarde ! j'ai ton nez ! »

Elle exhiba gaiement sa prise et là, horreur et abomination, elle tenait, juste au-dessus de ses doigts, son nez !

Cette merveille produisit un effet formidable sur le petit Jean-Pierre, qui se disait qu'il ressemblait à Voldemort, maintenant.

— Pif ! je l'ai remis en place, maintenant. Bon, il est un peu de travers, et un peu à l'envers, mais il est sur ta tête, je crois que c'est le principal.

Jean-Pierre n'était pas trop d'accord. Il lui fallait se mettre la main devant les yeux pour se fourrer les doigts dans le nez, cet arrangement manquait de praticité.

— Enfin bref, reprit-elle comme si elle ne faisait déjà plus tant attention à lui, c'est le célèbre connais toi toi-même, tu vois ? Face à ça, aucune quantité de science, aucun genre de puissance, ne pèse vraiment un clou. Et ta réalité, sans grande surprise pour qui te connaît bien, est… hé bien, ça.

Maman avait dit ça avec un accent pas content. Ça faisait mal comme un pan-pan cul-cul. Jean-Pierre devint tout rouge tomate, il se mit à pleurer. Élizabeth – ou quel que fût le nom de maman – le regarda avec pitié.

— Lizzie, ça va ?

Maman regarda quelqu'un d'autre. Maman !

— Je tiens le coup. Et toi ?

Maman regardait quelqu'un d'autre. Cette personne – la voleuse – entra dans son champ de vision et regarda Bébé. Bébé se sentit soulagé. Elle rendait le regard. Il existait, on faisait attention à lui. Et puis, maman, maman, c'était pareil. C'était le regard de maman.

Elle avait des cheveux d'une jolie couleur. Ils étaient presque rouges.

Maman avait un sourire triste.

— J'aurais tellement voulu qu'on n'en arrive pas là…

— Je te l'ai dit. Il est trop bête pour comprendre les limites. Incurieux. Dangereux et arrogant. Persuadé qu'il pourrait recréer l'univers à son image stérile. C'était couru d'avance.

— Je sais. Pour mes trois autres pères, je pouvais espérer… mais pour lui…

— Tu es certaine que tu veux faire ça ? Tu pourrais… le laisser, simplement.

— Il a été adulte. Ce serait comme de le laisser mourir. Je le regretterai sans doute, je n'avorterai pas. J'aurais trop l'impression de… de le tuer activement.

— Il sera déjà mort. Par sa propre bêtise. À l'état d'embryon, il ne restera rien de l'homme. De son cerveau, ou de ses expériences. Juste un paquet de gênes. Des probabilités de devenir n'importe qui, mais pas Jean-Pierre Delmas.

Le ton de Lizzie était indifférent et emporté. Elle maquillait mal, et à grand mal, une tempête qui bouillonnait sous la surface. Athéna Hope s'approcha d'elle et lui caressa le visage. Elle était presque aussi résolue qu'elle était terrifiée. Mais elle ne pouvait guère s'arroger le droit d'exprimer sa compassion, pas alors que son ventre serait bientôt le mausolée des espoirs de Lizzie. Il fallait qu'elle pose la question.

Elle la regarda droit dans les yeux et lui ouvrit son cœur.

— Je crois que tu as peur de me voir après cela. Je crois que tu as peur de le voir naître. Je crois que tu as peur pour notre relation. J'ai peur aussi. Je t'en prie, Lizzie… dis-moi ce que tu penses.

Lizzie baissa les yeux vers son père régressant. Toujours plus de pouvoir, toujours plus de pouvoir. Sa petite bouche baveuse et édentée s'ouvrait, prête à manger le monde ; ses yeux stupides regardaient le monde sans comprendre. Il était, à ce stade, la seule personne qui existât ; tous ces idées de l'autre qu'il avait fait semblant de se forger, qu'il avait fait semblant de croire, qu'il avait fait semblant d'imaginer, il en était maintenant débarrassé. Toujours plus de puissance.

À la vue de ce vers flasque et tout gluant, Lizzie sentit une nausée mêlée de haine la saisir à la gorge.

— Chaque atome de cet homme est pur poison. Il va s'infiltrer sous ta peau, et peu à peu, te zombifier, te transformer en son esclave biologique. Regret et culpabilité, hormones et instinct maternel, espoir qu'il change, espoir que tu le changes… contre toi, il utilisera tout, à commencer par toi-même, et moi-même. Tends-lui la main, il te rongera le bras, le poumon et le torse, pour aller évider son nid à l'arrière de ton crâne. Tu seras son véhicule. Sa chose. Il a toujours été comme ça, mon père. J'ai peur qu'une seconde chance, une seconde vie, ou même la mort définitive, ne suffisent pas à l'empêcher d'être lui.

Plus elle le regardait, plus elle mesurait à quel point elle énonçait la vérité. Elle l'avait toujours su, mais si longtemps, elle avait refusé de le voir. C'était son jeu, ses règles, elle s'y pliait et s'efforçait simplement d'en tirer le meilleur parti. Un jeu de dupe qui aurait pu durer une vie, un mauvais rêve dont elle commençait tout juste à se réveiller. Dans le monde de Delmas, il n'était pas possible de former de véritables relations avec les gens. Des outils et des loups, des moutons et des bergers, des putes et des fous, son monde était un carnaval d'archétypes, sans une personne à l'horizon. Jusqu'aux loups, qui n'étaient que des crocs métaphoriques ; jusqu'aux moutons, créatures de papier rabelaisiennes ; jusqu'aux putes du tapin, vulgaires grues plumeuses à pénétrer ; jusqu'aux coucous enfermés dans leur nid…

C'était un gros coucou qu'elle avait sous les yeux. Un parasite infanticide de la plus écœurante espèce. Et il était déjà en voie pour revenir à sa forme primordiale et ultime, l'œuf unicellulaire, le blob dévorateur, intelligent, mais dénué d'esprit.

Athéna Hope comprenait parfaitement cette terreur, car elle l'éprouvait aussi. Et elle n'était pas moins dégoûtée que Lizzie par l'idée que Jean-Pierre rentre en elle. Qu'il se loge à l'abri, tout au fond de son jeune utérus, qu'il s'y greffe, pour la vampiriser, se nourrir de sa chair, qu'il y grandisse comme un cancer – ça l'horrifiait viscéralement. Mais cette révulsion sacrée auréolait une confiance plus fondamentale, une foi qu'elle ne pouvait renier.

Je veux vivre ! crie Suzanne, basculant dans le gouffre.

Je suis enfin qui je veux être ! affirme Gustave, ou celui qui l'avait été.

Je suis… je veux l'aider. J'y crois, et j'ai la foi, dit Jim, d'une même voix.

De profundis…

Athéna Hope respira profondément.

Il neigeait dans les plaines abyssales. Des étoiles éphémères, plus éphémères que les naines jaunes.

— Désolée, Lizzie, de te faire endurer tout cela. Mais je te demande de faire un choix. Un choix qui n'est pas simplement binaire. Les possibilités sont infinies.

« Lizzie, quel est ton nom ? »

Lizzie retint son souffle. Elle attendait cette question depuis longtemps, en même temps qu'elle la redoutait. Elle avait résolu de lui donner la bonne réponse. Mais elle n'aurait pas cru que ce serait si difficile. Que cette question serait posée dans un moment de désaccord, et de tensions, et d'enjeux aussi lourds.

Que vaut une réponse si elle n'est pas une décision ?

Lizzie n'était pas une Delmas. Comme son père avant elle, elle s'était dégagée de ce nom. Le dernier Delmas, celui qui n'était pas un père, était en train de disparaître. C'était un nom souillé, maudit et mortifère. Or, Lizzie voulait vivre. Elle brûlait de vivre.

Lizzie aurait pu être n'importe qui. S'inventer une vie, s'inventer une identité. Repartir de zéro, et vivre ses plus folles rêveries. Mais une attache la retenait, qui était plus précieuse que cette liberté. Lizzie aimait. Quitte à pouvoir être n'importe qui, autant être, elle aussi, qui elle voulait. Elle n'avait pas besoin de s'en convaincre.

Il ne restait donc qu'une seule chose à clarifier.

— Promets-moi que, quoi qu'il arrive, je n'aurai pas à l'élever.

Athéna ne fut pas étonnée de ce ton solennel. C'était plus qu'une promesse : c'était l'ultimatum. La condition vitale, sine qua non, de leur sécurité. Et elle devait se l'avouer, elle éprouvait un soulagement plein de reconnaissance à être liée par ce serment formel. Non seulement il assurait les arrières de Lizzie, mais il protégeait également Athéna Hope de sa propre folie.

Elle lui promit sur leur amour.

Lizzie dit alors son nom.

Elle relia elle-même le cordon, et plaça le fœtus, déjà à peine viable, dans son nouveau foyer. Ensuite, les deux déesses pleurèrent longtemps ce père qui n'en était pas un, et cet fils à venir qu'elles ne pourraient jamais aimer.

L'heure arrivée, elle finalisèrent cet ultime retour dans le temps qui concluait la triste vie de Jean-Pierre Delmas.


Il était une fois une jeune fille qui s'appelait Lizzie Hope.

Lizzie avait un père et n'avait pas de mère. Son père, Julien Gayet, enseignait les sciences naturelles et physiques au collège Kadic, où elle était scolarisée. Il était sa seule famille, et il était aimant. Lizzie était fière d'avoir hérité son sang.

Lizzie Hope avait aussi une petite-amie. Athéna revenait aujourd'hui de la maternité, pour reprendre les cours. Elle était, comme Lizzie, une assez bonne élève – sauf en sport, où elle avait bénéficié d'une dispense. Après l'accouchement sous X, Athéna disposait d'un délai de deux mois pendant lequel elle pourrait, à tout moment, décider d'être mère, mais Lizzie avait une certitude raisonnable que rien de tel n'arriverait. Athéna n'avait pas de secrets pour Lizzie, et Lizzie n'avait pas de secrets pour Athéna.

Jim Moralès avait, à la rentrée, réintégré sa fonctions d'homme à tout faire et enseignante d'E.P.S. au collège Kadic. Elle n'avait pas totalement renoncé à guérir Waldo Stones, mais il avait enfin compris qu'il lui fallait un temps pour respirer et résoudre ses problèmes (et sa double situation de tortionnaire en repentir et d'ombre de victime) : à ce titre, l'acharnement thérapeutique dont il avait fait preuve envers les autre n'était rien d'autre qu'une fuite en avant. En voyant Athéna retrouver à son tour sa père et unique famille, Lizzie avait pleuré avec eux deux. Ce jour-là, le ciel de septembre avait brûlé d'une lumière orange qui avait enchanté le monde jusqu'à la nuit tombée.

Cette ère était l'adolescence de Lizzie Hope. Le souvenir du monde des froides abysses et des vilains cauchemars se dissipait de jour en jour. Même la Bête des tréfonds de l'usine, terrée dans son Superordinateur, dormait en paix dans son royaume ; quant à Dieu son voisin, il était pareillement absorbé dans ses propres pensées, et dans son cœur un doux amour succédait peu à peu aux fous excès de la passion. Lizzie aussi apprenait cette sagesse, comme elle voyait une aube se dessiner à l'horizon.

La jeune déesse était dans le jardin. Sous les rameaux du marronnier, où les bourgeons innombrables constellaient autour d'elle l'existence de promesses. Non loin glougloutait un ruisselet d'eau de pluie, vestige des déluges de la veille. Elle respirait l'air frais, et porteur des senteurs de la terre éveiléle.

Là, son bonheur parut.

— Bonjour, Lizzie.

Elle n'eut pas envie de se retourner. Elle étendit les bras en croix.

— Bonjour, chérie.

Derrière elle, son amour s'approcha. Elle pressa sa poitrine contre le dos de Lizzie, et ses bras délicats frôlèrent son côté, avant de se croiser délicatement sur sa propre poitrine, les paumes sur le sternum. Athéna pressa là. Lizzie soupira, toute au plaisir de la retrouver.

— À quoi penses-tu ?

Un baiser sur l'oreille. Lizzie sentit une larme rouler sur sa fossette tandis qu'elle répondait.

— À demain.

Elle y songeait de plus en plus. À demain, et aux autres. Aux infinis. Elle était si heureuse. Mais cette grâce était celle d'Omelas, elle le savait bien. Elle entendait l'appel. Là-bas, les montagnes à bouger. Elle et Jim, elles se ressemblaient. L'un attendait d'être guéri, l'autre d'avoir mûri. En attendant, elles goûtaient.

Athéna, elle, était trop fatiguée. Limitée, disait-elle. Trop étrangère aux êtres humains pour vraiment les sauver seule, selon elle. Autrement dit, elles partageraient ce fardeau.

C'était terrible, de détenir les clés du temple, sans savoir comment en ouvrir grand les portes. La lumière ne se contente jamais d'éclairer : elle aveugle, purifie, et brûle d'un feu sacré.

Dans le ciel infini, des couleurs infinies à l'œil nu. Une myriade de voix d'étourneaux sansonnets grésillait dans le blanc. Les premières neiges tomberaient demain sans même toucher le sol, dans la chaleur de la cité. Comment guérir le monde ?

Sur sa poitrine, une douce chaleur, plus qu'humaine, venait des paumes de sa tendre. Lizzie, encore une fois, désira la connaître ; Lizzie, encore une fois, se réfréna. Ce n'était ni le lieu, ni l'âge pour elle, comme pour la femme qu'elle aimait. « Quand nous ne serons plus vierges, peut-être, songea-t-elle, qu'il sera alors temps de réfléchir à la façon de sauver le monde. En attendant, nous restons des enfants – et les enfants jouent bien assez à être des dieux quand ils sont incapables d'en être : donnez-leur ce pouvoir, et dans l'heure la Terre éclate comme un ballon de baudruche. »

Non, le temps n'était pas au monde. Cette ère était l'adolescence de Lizzie Hope, et de Athéna Hope. Aujourd'hui, elles goûtaient le fruit, contemplaient le bourgeon, et se plongeaient pour grandir dans leurs âmes respectives et mutuelles, et dans le brasier immense des abysses humaines.

Demain serait un autre jour. Un jour où, dans leur chair, elles deviendraient adultes et déesses. Un jour où, prêtes à s'épanouir, elles étendraient leur bonheur à chaque individu du monde. Faute d'en avoir le droit, elles auraient le devoir, du fait qu'elles détenaient à deux l'affreux pouvoir de révolutionner le monde, de risquer le destin de l'humanité.

Mais pas ce jour. Ce jour, Athéna revenait au foyer. Ce jour était à la jeunesse et à l'amour. Ce gai savoir était bien suffisant.