Chapitre 1

Une pépite dans la brume

Pendant que Jim faisait mumuse avec son programme chéri, Delmas et Hertz faisaient le point sur l'avancée du projet. Toutes réserves gardées, bien entendu.

— On ne pourra plus continuer comme ça. Pas bien longtemps. Ça fait six mois, et toujours pas de trace d'une clé sur Gnosis.

— Pas de trace, merci bien ! renifla dédaigneusement son interlocutrice.

— Enfin, Suzanne, admets-le : on n'a rien de concret. De l'air, du vent, un reflet, une odeur, ce n'est pas une piste !

— C'est précisément ça, une piste.

— Ne joue pas sur les mots. On a glané quelques indices, j'en conviens, mais la plupart ne valaient rien, et ceux qui restent… on ne sait pas si ils valent mieux.

— Ils ne sont pas invalidés. Survivre, je trouve ça mieux que de ne pas survivre.

Words, words, words ! cita-t-il, ironique.

— Au moins, les mots signifient quelque chose !

À ironie, ironie et demi. Suzanne ne mâchait pas ses opinions. Jean-Pierre s'abattit en arrière dans son siège, se vidant les poumons d'un soupir épuisé. Il l'admit : sa lassitude parlait la langue du désespoir. Et le manque d'espoir n'est pas un gai savoir : c'est une faiblesse du caractère. La scientifique avait bien sûr raison : les mots veulent dire quelque chose, et les traiter à la légère, c'est oublier qu'ils sont nos seuls outils pour dominer métaphysiquement le monde réel. En un sens, rien n'est vraiment réel pour l'humain qui ne porte la figure d'un mot.

— Par Lucifer. Par Lucifer.

Le directeur se redressa. C'était une sorte de prière. Puisse la lumière se faire enfin sur toute l'affaire. Sa vie manquait de soleil, ces temps derniers. Il quitta son bureau et alla contempler, par la fenêtre, la verdure familière du parc.

— Tu ne te dis pas, parfois, que nous jouons avec plus gros que nous ?

— Chaque jour, Jean-Pierre. Chaque jour.

Son reflet translucide esquissa une grimace. Suzanne était certes combative, mais pour autant elle n'était pas moins lasse que lui. Elle n'avait pas parlé avec l'assurance tranquille de ceux qui savent, reconnaissent et admettent, mais pour lesquels la vérité est tout aussi légère qu'une plume. Cette guerre lui pesait, à elle aussi. Et tout fardeau éreinte à terme. Ils devaient prendre soin d'eux-mêmes.

— Et pourtant nous continuons.

Elle énonçait un fait, tranquille. Enfin, c'était une harangue, elle n'était pas dupe. Persévérer était leur ultime force. C'était peut-être aussi leur ultime mensonge. Un crachat, droit dans l'œil du Cyclope ; et puis la mort venait, et les ténèbres, qui dévoraient toutes les illusions. Et l'immortalité restait aux dieux.

Cela faisait près de dix ans. Dix ans de risques, dix ans de stagnation, dix années de doutes et d'angoisses perpétuelles et de spectres qui le hantaient, qui l'obsédaient la nuit : des mirages dans le noir. Depuis la mort de Stones, il s'était efforcé de préserver l'œuvre d'une vie – en vérité, plus que cela, l'œuvre du genre humain. Le pauvre fou avait emporté dans la tombe des secrets que peut-être personne ne retrouverait jamais.

Il répéta, avec l'assurance placide de celui qui, à la dérive, se délivre de la gravité :

— Et pourtant nous continuons.


— PAN !

Della Robbia vida le pistolet à eau, directement sur sa poitrine. Une belle tache de jus de groseille, digne d'une démo de détergent. De Vasseur apposa une croix en bandages et déclara qu'elle ne pouvait rien faire ; Gauthier conclut dramatiquement :

— Ah. Mon frère. Quel grand artiste, meurt, avec toi.

Et ainsi s'acheva l'exposé sur la vie de Van Gogh.

En pédagogie comme en général, Gustave aimait briser les conventions. Tous les élèves n'ont pas la fibre créative. Demander à tout le monde de faire le même travail, tout le monde de peindre, tout le monde de dessiner, tout le monde de bricoler, était une pure bêtise, un manque d'imagination. En outre, dans le monde réel, il n'y a pas que des artistes dans les arts. D'où son projet pédagogique. C'est de la société entière que Chardin se nourrissait, pour inventer des rôles sur-mesure dans sa salle de classe, où chaque élève pourrait développer ses compétences et sensibilités dans le sens où le portaient ses inclinations naturelles.

— Remerciez les artistes pour leur performance, commanda-t-il rituellement.

Quelques applaudissements polis s'élevaient déjà ci et là, mais les critiques avaient souvent besoin d'une piqûre de rappel. Ils prenaient leurs rôles un peu trop au sérieux, quelquefois.

— Alors, quelqu'un se sent de commencer ? Les historiens, peut-être ? Y a-t-il quelque chose qui vous fait réagir ?

— En fait, l'agonie de Van Gogh a duré près de deux jours, fit observer Le Bihan, pas très judicieusement.

— C'était une décision de forme de couper court, d'aller à l'essentiel, répondit Belpois, du même groupe, empiétant joyeusement sur le travail des critiques d'art. Ce qui m'embête plus, c'est qu'il ait affirmé que sa folie ait nourri sa carrière. C'est une idée très débattue, beaucoup estiment qu'au contraire ses problèmes de santé ont plus été une gêne qu'autre chose.

— Liberté de l'artiste ! s'écria avec une passion plate Jolivet, au banc des critiques d'art. Faire de Van Gogh une figure romantique, un artiste torturé, c'est dans le ton du siècle.

— Peut-être, mais est-ce bien responsable ? renchérit la petite Delmas assise près de lui, sans même lever les yeux d'une séance de nail art improvisée et très irrespectueuse.

Le chaos qui suivit était la marque des séances réussies. La plupart des élèves étaient investis, beaucoup avaient fait leurs recherches, et quelques têtes de classe aiguillaient le débat quand il s'enlisait trop dans les insultes, voire virait carrément hors sujet. En tant que prof, Chardin vivait pour des moments pareils.

Personne, malheureusement, ne souleva les raisons pour lesquelles le créatif n'aurait pas la meilleure note qu'il pouvait espérer : il dut donc couper court aux discussions pour le leur expliquer, quelques minutes avant la sonnerie de fin de cours. Della Robbia avait fait la même chose que pour la vie de De Vinci. En mieux, certes, avec un accent prononcé pour une certaine… fidélité au personnage historique. C'était dommage, car à choisir entre une balle dans la poitrine, et monter dans un avion du quinzième siècle en route pour l'Amérique, Chardin aimait l'option moins ennuyeuse. Selon lui, l'artiste avait – et c'était bien louable – cherché à tirer des leçons de sa dernière création, et du public qui l'avait reçu. Mais il ne fallait pas confondre les critiques avec la vérité.

— De la même façon, dans le monde réel, toutes sortes d'acteurs du milieu artistique parleront de bonne foi, mais dans un sens que l'artiste ne doit pas écouter. C'est le travail de l'historien de se plaindre que jamais De Vinci n'a complété ses plans de machines volantes. C'est celui de l'artiste de s'affirmer lui-même, créativement, même dans un climat hostile. À plus forte raison, dirais-je même, dans un climat hostile. Critiques d'art, j'aurais voulu que vous abordiez ce point.

Critiques d'art, historiens, artistes, baissèrent la tête, honteux, déçus d'eux-mêmes et de leur manque de réflexion. La fin du cours sonna. Parfait.

Quatre heures le séparaient de son cours suivant, dans un établissement à une heure de transports. Comme à son habitude, Gustave passa ce temps en terrasse d'un café, à poursuivre ses travaux sur Gnosis. Ceux-ci, initialement, lui avaient valu bon nombre de remarques méprisantes de la part des autres conspirés, quand ce n'était pas une franche hostilité ou des oppositions de principe. Créer un nouveau territoire ? Modifier l'apparence des tours ? Peupler ce monde de formes de vie auto-réplicantes ? Quelles idioties, quelle perte de temps ! des risques inutiles, par là inacceptables.

À l'inspiré rien d'impossible, mais à l'impossible nul n'est tenu. Gustave n'avait pas eu la force d'imposer sa vision. Ceci dit, il n'avait pas lâché le morceau. Après de longs débats, une poignée de disputes et une ou deux menaces de mort, il avait atteint une manière de compromis qui ne fâchait vraiment personne. Le savoir, voyez-vous, avant de se transmettre, ne se découvre pas : le savoir, ça se crée. Ça se produit. Ça se ressent. C'est un fait étymologique rarement souligné, car il n'est pas tout à la gloire des scientistes, que plus d'un changement de paradigme s'est opéré parce que des chercheurs ont cru, ont eu une forme de foi en leurs idées, suivant des expériences imaginaires ou une forme plus viscérale de conviction. D'Einstein à cheval sur une vague de lumière à Higgs s'accrochant à un modèle en crise, de Galilée postulant les lois du mouvement tel qu'on ne le vit jamais sur terre à Wegener prêchant dans le désert, le pari est le ciment de la science. Bien entendu, pour un « pourtant elle tourne » murmuré au vide, il y en a cent qui diront, arrogants, que les comètes ne sont rien d'autre que des illusions météorologiques, à l'instar des aurores polaires. Pour chaque théorie qui prédira triomphalement l'existence d'une Neptune et calculera sa position, un modèle déduira l'existence de Vulcain, laçant des milliers de vies dans une chasse au dahu.

Dans tous le cas, avec Gnosis, Gustave avait trouvé une nouvelle veine créative à explorer. Construire du savoir, c'était construire des outils, les inventer, les faire évoluer. Suzanne n'avait pas foi en ses capacités, et Jim sous-estimait un peu leur utilité pratique, mais du moins personne ne pouvait nier l'intérêt de ce nouveau projet de création. La mise au point de véhicules était une occasion en or pour étudier la modélisation, le design, l'ingénierie et la programmation.

Après plusieurs semaines de recherches, de tests et autres tâtonnements, il avait réussi à virtualiser un objet simple de sa création ex nihilo ; peu après, il avait fait cadeau à Maya d'un authentique livre d'images. Ça n'avait l'air de rien, mais cette démonstration avait grandement impressionné Delmas, et même Hertz avait admis l'importance tant appliquée que fondamentale de ces découvertes. Malheureusement, elle avait finalement conclu qu'il n'avait rien trouvé qui puisse l'aider à amener la gosse sur terre. C'était vraiment dommage.

Il vérifia systématiquement ce qu'il pouvait de ses modèles. La forme, les textures, les animations et les comportements. Il simulait ces derniers dans un environnement de test qui ne valait pas l'expérience dans le monde virtuel, mais comme tout était au vert, il décida que les dragons étaient fin prêts pour l'épreuve du feu. Au prix d'une énergie virtuelle non négligeable, il pourrait dès ce soir faire apparaître l'un d'eux sur Gnosis même, et observer en détail ce qui se passerait si il le faisait voler d'un point à l'autre, en le contrôlant depuis le pupitre terrien.

Il sourit. Des dragons. Un massif rouge pour le territoire magmatique. Un bleu pour les rivières. Et un dernier de nacre, aux reflets argentés, pour le territoire céleste. Chacun avec son visage, ses cornes, sa forme d'écailles et de gueule et de corps pensés en harmonie avec un thème, avec un rêve propre. Ils voleraient bientôt sur des dragons.

Et si son intuition était un bon pari, ce ne serait que le début.


Vingt-deux heures cinquante. Suzanne jeta les clés dans le saladier, sa sacoche dans l'entrée, ses fesses dans le canapé. Elle était lessivée. Le mercredi était toujours une grosse journée. Sept heures de combat sans pitié contre ces créatures ignobles, avec leurs petits yeux vicieux et leurs petites dents pointues que dans le corps professoral il est de bon ton d'appeler pudiquement « élèves ». Une occasion dorée de ramasser un paquet de copies ou deux, et aujourd'hui elle en avait gagné trois ! Les heures qui séparaient la fin des cours de ses leçons de danse lui permettaient à peine d'égratigner cette montagne de travail. Routinièrement, elle en avait abattu à peine le tiers.

Et puis, il y avait eu la danse. Une activité qui, depuis quelques temps, ressemblait moins à une échappatoire qu'à une nouvelle obligation, une nouvelle routine. Un créneau horaire fixe qui lui exercerait les muscles, lui demanderait de la concentration, l'épuiserait encore un peu quoi qu'elle fasse et auquel elle ne pourrait pas déroger, faute de renoncer à un engagement. Même l'après-séance avec Pablo avait très rapidement perdu de sa saveur, une fois passés la nouveauté, le goût pervers de l'interdit, la décevante et passionnante décristallisation d'un fantasme dégradé en réalité.

Elle s'approcha dans son dos, en silence ; Suzanne était tellement crevée qu'elle remarqua tardivement les craquements du parquet et les frottements de la paire de pantoufles. Ses mains se posèrent sur ses épaules et, sans un mot, se mirent à la masser. Ce n'était pas la première fois que Suzanne regrettait de ne pas être rentrée dix minutes plus tôt. Elle se redressa, émit un soupir d'appréciation. Il faudrait qu'elle arrête, proprement. Qu'elle mette fin à tout ça, qu'elle dise la vérité et remette sa vie sur rails avant qu'il soit trop tard. Seulement, elle avait peur de passer aux aveux. Une piètre excuse pour ne rien faire.

Un baiser atterrit sur sa nuque. Son cœur coula. Ce n'était pas qu'elle n'était plus amoureuse de Catherine : sa tendresse, sa beauté, sa force éveillaient toujours les mêmes sentiments. Elle éprouvait juste ce besoin de… déconner. Tout était trop rangé, trop sage, elle n'était pas à sa place dans cette vie. Une pauvre merde, voilà ce qu'elle était. Cette crise de la cinquantaine, cela rétablissait un peu de vérité dans le monde. Une sombre vérité.

— Mmmh, merci, dit-elle. Tu as déjà mangé ?

— Oui, mais tu peux me rendre la pareille si tu as l'énergie.

— Je n'ai pas l'énergie, mais j'ai vraiment envie.

Elle se détesta. Les mains de Catherine descendirent sur ses lombaires, dissipant magiquement les douleurs qui y stagnaient. Presqu'insensiblement, les pressions se firent plus… insistantes.

— Juste pas cette envie-là, ajouta-t-elle, acide.

Pablo avait pu faire ce qu'il voulait, pourtant, alors que là non plus elle n'avait pas vraiment envie. Elle se demandait si lui aussi ne s'était pas emprisonné dans un automatisme ; elle l'avait trouvé presque mécanique. Cela avait été très bref, et ni satisfaisant, ni vaguement excitant. Catherine ne dit rien, continua longuement son massage. Puis, doucement, elle s'arrêta, laissa ses chaudes mains posées sur sa peau. Elle faisait ça, à la fin des massages. Juste une dizaine de secondes, un rituel, une conclusion. Fut une époque, Suzanne avait aimé cela.

— Bon, allez, je vais te montrer comment on fait, dit-elle en se levant, s'arrachant à ces mains généreuses.

Elle-même tirait grande fierté de ses massages, lesquels incorporaient toutes sortes de techniques exotiques. Elle était à l'écoute, savait sentir les muscles et chercher la douleur. En vérité, les mains de Catherine, sans être aussi expertes ou versatiles, ne lui cédaient en rien en sensibilité : elle était tout à fait capable. Seulement Suzanne était un piètre exemple d'être humain.

Avant le massage promis, elle alla se chercher une bière dans le frigo.

— Tu veux une bière ?

— Non, lui répondit sa femme dans le salon.

Elle buvait trop, elle le savait. Au moins, ce n'était qu'une bière. En général, ça commençait par une bière. Une gorgée, elle s'arrêterait là ce soir. Catherine méritait du temps de qualité. Catherine la méritait à son meilleur. Catherine méritait quelqu'un de mieux.

Elle fit craquer ses doigts.

— Alors, ta journée ? demanda-t-elle.

Sa chère et tendre parla de son travail et de ses émotions. Elle parla de projets, des vieilles pies du club de tricot (elle n'employa pas le terme, bien sûr, mais elle était la seule quarantenaire du lot, et Suzanne savait exactement quel genre de goules acariâtres hantaient ces réunions), mentionna des nouvelles de son frère sur facebook, ce nouveau truc à la mode chez les jeunes. De temps à autre, elle interrogea son épouse sur sa propre journée ; l'enseignante resta évasive, elle n'était pas d'humeur à en parler, elle n'avait pas la force d'y revenir. C'était habituel, les mercredis. Et encore, aujourd'hui, Bélial n'avait pas eu d'idée pour leur casser les pieds.

Elle corrigea une interro surprise qui démontrait, une fois de plus, que les cinquième étaient une cause désespérée. Réchauffa une lasagne préparée au micro-ondes ; elle était tiède. Vida un dernier verre de whisky et alla se coucher. Le mercredi, pas de temps pour Gnosis ; elle terminerait ses copies demain, recruterait Jim pour explorer un coin perdu des rivières – enfin, si aucune tour ne s'activait – et avec un peu de chance, elle trouverait quelque chose, une piste, un indice. Elle y croyait encore. Elle n'y croyait plus.

À deux heures du matin, elle glissa dans les draps, dans les bras de Catherine endormie. Elle pleura en silence jusqu'à perdre conscience.


— Allez, hop !

Jim-bô bondit d'une enjambée par-dessus les eaux claires. C'était un torrent d'argent, qui chantait follement ses reflets en haillons – ou quelque chose comme ça. Un joli glougloutant en tous cas, avec une berge qui faisait spouik. Le charme de rivières, c'était aussi la brume qui enrobait les flots. On n'y voyait pas à deux pas, et Suzanne voulait qu'il trouve quelque chose dans cette purée de pois ! Chiche. Jim Moralès n'était pas homme à reculer devant un défi, non de non, ou bien Jim Moralès n'était pas son nom !

La raison pour laquelle il allait faire un tour dans ce coin de la map, c'était l'absence de tour dans les environs. Gnosis recelait des secrets, et Suzanne pensait qu'en en faisant le tour elle trouverait de nouveaux éléments pour faire venir Maya sur terre. Dans ces périphéries isolées, personne n'explorait jamais : il faudrait retourner le périmètre à la loupe pour être sûr ne rien louper. Par le passé, ils avaient déniché des terminaux, des fragments d'ADN, le code du retour dans le temps et d'autres choses que Jean-Pierre et Suzanne qualifiaient de « pépites », de « graines », de « pièces » ou de « miettes de pain ».

— N'hésite pas à démolir des éléments du décor pour t'assurer qu'ils ne masquent pas un secret, rappela la voix incorporelle de l'opératrice terrestre.

Ce judicieux conseil était une leçon tirée d'expériences passées. Un mois plus tôt, il avait accidentellement cassé un gros caillou dans les souterrains, et il s'était révélé creux ! Et à l'intérieur, Delmas avait trouvé, dans les grandes lignes, une sorte de trésor. Un mélange de pépites et de pièces de pain. Formulé comme ça, ça n'avait pas l'air des plus digeste. Dans tous les cas, l'ouverture de cette pierre avait scellé le sort qu'il avait fait à toutes les autres qu'il avait pu croiser au cours de ces séances d'exploration, et cette saine habitude avait lassé même l'enthousiasme de la gosse.

En effet, chaque fois, Maya était de l'aventure. Elle possédait une sensibilité particulière, comme un troisième sens, grâce à laquelle elle repérait plus facilement ce que les autres cherchaient.

À peine eut-elle sauté sur ce bout de terrain à la suite de Jim que, spouik, elle pointa le doigt vers la pointe de l'île et s'écria tout haut :

— Là bas !

Ce qui était bizarre, car là-bas c'était plus en hauteur qu'ici-bas, de sorte qu'elle aurait pu tout autant dire :

— Là haut !

Ce qui fit Jim, tout bas.

Ici, donc, rien ne se passa, si ce n'est qu'une voix, tout là-haut, s'exclama :

— Ah !

C'était Suzanne, selon toute vraisemblance.

— Bah qu'est-ce qui se passe, maintenant ?

— Une invite de commande. Elle s'est ouverte sur les moniteurs. Elle réclame un mot de passe.

— Un mot de passe ? Allons bon. C'est bon, ça ?

— Ça se mange pas, Monsieur Jim.

— C'est très bon signe, oui, Jim ! D'un autre côté…

Si on a une serrure, c'est qu'il faut une clé. Ou bien un bon crochet pour crocheter de bon droit, et ça, dans la savate comme dans la cambriole, c'est pas gagné d'avance.

— Ouais, je vois où nous mène ce problème. Alors qu'est-ce qu'on fait, Suzanne ?

— Pour le moment, vous restez où vous êtes. On peut peut-être tenter la force brute…

— Cinq sur cinq, Housse-Thon. R.àS. ?

— C'est-à-dire ?

— Pas d'ennemis dans le secteur ?

— Non, Jim, je te l'aurais dit ! Tiens, un essai manuel. Tu constates un changement ?

Le Gnosien scruta les alentours, tout était clair, que de la brume. Une main en visière malgré l'absence du soleil, Maya l'imita, avec des résultats tout aussi limités.

— Non, ça va. R.àS..

— Toujours pas.

— Quoi ?

Jim Moralès n'eut jamais de réponse à cette question fondamentale car, un instant plus tard, il se décomposait en une brume de pixels et réapparaissait dans le complexe de l'usine, à l'étage du milieu.

Déconcerté et sans attendre, il monta à l'étage du haut.

Une enseignante de S.V.T. passablement frustrée, c'est une chose. Suzanne Hertz vaguement agacée, c'en est une autre.

Il fit l'erreur de demander ce qui s'était passé.

— Tu as perdu tous tes points de vie ! explosa-t-elle comme si c'était sa faute ! Évanouis par paquets de dix ! j'en reviens pas d'avoir rien remarqué…

— Arf, c'est pas grave. Descends, je prends les manettes.

Elle lui dédia un sourcil grisonnant, sceptique et désapprobateur. Ce petit bout de femme avait le verbe laconique et le poil volubile.

— Bah on peut pas laisser Maya à découvert !

Le sourcil s'éleva comme un nuage d'orage, et retomba soudain.

— Non, je suppose, soupira-t-elle.

Elle n'aimait pas que ses collègues emploient un certain ton, mais elle avait bon fond, Suzanne. Au fond d'elle-même, elle se rongeait les sangs pour la pauvre gamine ! Rien que l'autre jour, elle avait turbiné sévère pour offrir à Maya un livre d'images qu'avait créé Gutave. En tant que profs, ils connaissaient tous un peu ce poids, cet amour du parent pour l'enfant.

Mais à peine sur Gnosis, entre un reproche et une injonction à vérifier le radar, elle ajouta nonchalamment :

— D'ailleurs, elle fera un essai pour rentrer le mot de passe. Depuis Gnosis. Si ça se trouve, la clé, c'est elle.

Derrière son clavier et ses cinquante écrans – la barbe, comment les autres faisaient-ils pour démêler ce bazar de micmac de fenêtres ?! – l'opérateur grogna, sceptique et désapprobateur. Il n'aimait pas faire courir des risques à la petite choupette. Mais quand Suzanne avait une idée bien à elle, elle fonçait bille en tête et partant de là, rien ne pouvait l'en détourner.

De toute façon, ils firent chou blanc.