Chapitre 2
Des secrets dans la tombe
Jean-Pierre Delmas gâtait sa fille à défaut de l'aimer. C'était une belle pimbêche, mais à ce stade, ça n'était plus son affaire de la changer. Par le passé, il avait cru qu'il devait essayer. Il avait cru que le père doit user de son autorité pour modeler l'enfant, en faire la meilleure version d'eux-mêmes. Il avait déchanté quand il avait compris que personne ne possède ce genre de pouvoir. Pour faire ce qu'on veut, il faut savoir ce que l'on fait. Et ça, la réalité est bien trop compliquée, bien trop insaisissable pour qu'on puisse vraiment le faire. Les années passant et sa fille empirant, il s'en était progressivement désintéressé. Aujourd'hui, cet échec était derrière lui.
Il entendait un autre appel. Il s'était engagé dans cette nouvelle voie presque instinctivement. Il serait faux de dire que tout partait d'une rencontre : il voyait rétrospectivement les racines de son choix dans ses plus vieux souvenirs, ses plus anciennes questions, les plus fondamentaux aspects de son identité. Mais tout cela serait resté lettre morte si, onze années plus tôt, l'ouragan Waldo Stones n'était pas apparu dans sa vie.
Il fit tourner la clé et entra sans frapper.
— Aaah ! Papa, je te l'ai déjà dit, frappe et attends que je vienne ouvrir !
— Oui, oui, chérie, dit-il distraitement en remettant les clés dans une poche de son veston.
— Arrête de faire semblant de m'écouter ! Je suis une grande fille, maintenant, et ici, c'est ma chambre ! Mon espace personnel !
— Pardonne ton papounet, trésor. J'y ferai attention, je promets.
Petite idiote. Elle acquiesça tout en manifestant son mécontentement. Bah, à cet âge-là, c'était la mode. L'option « mon espace personnel » fait partie du package minimal de l'offre Ado Rebelle™ , Elizabeth s'y conformait bêtement. Un instant, il se demanda comment elle réagirait si il lui expliquait qu'elle venait d'une certaine tendance des garçons juste un poil plus âgés à faire certaines choses. D'imaginer le choc et le dégoût sur sa petite frimousse d'inconsciente, tout mesquin que ce fût, l'aidait à affronter cette corvée.
— J'ai réfléchi au sujet de l'épilateur que tu m'as réclamé. J'ai décidé que tu pourrais l'avoir.
— Merci papa ! Les rasoirs, tu sais bien, je me coupe, et…
— Une minute, jeune fille. Je n'avais pas fini. Il y a une condition.
— De meilleures notes, je sais. Et un meilleur comportement en classe.
— Pas cette fois-ci, non. Tu ne t'en tireras pas si facilement.
Sans demander la permission, il s'assit au pied du lit dans lequel elle était. Couchée sous les couvertures, à six heures du soir. Quand il était entré, elle avait aussitôt fermé son magazine et l'avait rangé sous son oreiller. Qu'est-ce qu'elle lisait, d'ailleurs ?
Bon sang, comme c'était agaçant de seulement faire semblant d'éduquer un enfant. Ça l'épuisait tellement qu'il laissait ses pensées dériver, préférant réfléchir à littéralement n'importe quoi que de se concentrer sur le sermon qu'il était venu lui faire.
— Parfois, chérie, quand on aime quelqu'un, c'est… difficile d'admettre que le sentiment puisse ne pas être réciproque.
— Ai-ai-aimer ? Je ne vois pas de quoi tu parles, papa…
Elle était encore rouge de son accès de colère, mais elle avait aussi le souffle court. Un mot l'intimidait, l'enfant ! Jean-Pierre roula des yeux. Et ça se croyait grand ! La cervelle de cette gosse avait littéralement trempé dans une soupe d'amour sucré et d'un tas de bonnes choses, et elle était tellement intoxiquée de rêveries stupides à l'eau de rose qu'elle devenait encore plus bête à la simple mention du sujet !…
— Je parle de ce garçon. Ulrich Stern. Je veux que tu arrêtes d'essayer de le voir.
Évidemment, elle protesta. À l'entendre couiner, on aurait cru que ce béguin d'enfant était une grande histoire d'amour, un drame tragique où je jouaient la vie et la mort. Ridicule, les idées que ces gosses se fourraient dans la tête. Et étonnant, presque ironique, qu'autant de gens prennent au premier degré Roméo et Juliette comme un exemple à suivre. La magnifique romance entre un stalker et une idiote. Affaire plus triste qu'émouvante.
Quand il en eut fini avec la corvée parentale, il verrouilla à double tour la chambre de sa fille et descendit droit au parking. Les nouvelles du jour étaient formidables. C'était la miette de pain qu'ils attendaient depuis plusieurs années. Une flambée d'excitation l'avait saisi au cœur, il avait respiré une goulée d'air. Enfin ! Il n'avait pas tardé à redescendre de son extase, à se rendre compte qu'ils restaient embourbés, mais ils avaient maintenant une faille où enfoncer le coin. Incapable de contenir son enthousiasme, il avait répondu au SMS de Suzanne Hertz par un appel téléphonique.
— Allô, Jean-Pierre ?
— Bravo, Suzanne ! Excellent travail ! Ça commence à porter ses fruits…
— Tu déchanteras vite.
— Tu as trouvé le nom du processus qui demande ce mot de passe ?
— Oui, mais ça ne me dit rien. Le processus s'appelle aelita.
— Aelita ? Je ne suis pas très sûr… Comment tu épelles ça ?
— A, E, L, I, T, A. Peut-être un acronyme. Je m'efforce de trouver une trace de ce mot dans les codes sources ou les bases de données, mais j'ai à peine commencé. Ces recherches prendront du temps, Jean-Pierre.
Il lui fallut une poignée de minutes avant d'arriver à la maison abandonnée, à la lisière de la forêt domaniale de Meudon. Après la disparition de Waldo, il avait joué serré pour rester maître des lieux et, à terme, en faire l'onéreuse acquisition. Grand bien lui en avait pris.
Avant tout, Waldo avait été un mentor qui lui avait ouvert les portes d'un autre monde, transcendant la platonicienne caverne. Mais en dépit de sa bienveillance et de son amitié – ou peut-être à cause d'elles précisément – cet homme était resté secret de bout en bout. Mystérieux. Impénétrable. Ce qui enrageait Delmas. Après toutes ces années, il conservait encore l'impression perpétuelle de poursuivre des ombres conjurées par un génie qui le passait, qui le plombait, qui le surpassait, qui le surplombait, qui le dépassait, qui lui plombait la cervelle et les dents ! Il avait disparu, laissant pour seul espoir une mystique de la transmutation et une empreinte moqueuse sur tout ce qu'il avait touché. Nulle part n'était-ce plus perceptible que dans cette cabane à l'orée des bois, ce lieu sauvage et délabré, où le cadavre du futur pourrissait en douceur, à l'abri des regards ignorants. Les restes de sa vie et de son intellect s'étalaient en désordre, dans les dossiers du secrétaire, dans des notes de marge, sur des photos de famille. Plus d'une fois, Delmas avait trouvé réponses et questions en pillant cette maison charognée.
Si Gnosis était le testament d'un grand esprit, l'ermitage de Meudon était celui d'un corps. Seuls les idiots conçoivent de séparer l'un de l'autre. Longtemps Jean-Pierre avait pêché par arrogance ou craint de se salir les mains. Dix années avaient eu raison de sa bêtise.
Il alla droit au tiroir où il avait classé les documents touchant à la vie familiale et administrative de Waldo Stones. Après un examen rapide, il mit la main sur un carnet de famille qui confirma ses suspicions. Aelita. Le mot était bien là, en toutes lettres. Le nom de la fille de Waldo.
Il avait rencontré la gosse, peut-être, une fois. Elle avait dû être inscrite à Kadic, de cela il était certain. Elle avait disparu en même temps que son père, peut-être un peu avant. Il avait oublié la majeure part de ces détails insignifiants. Visiblement, mal lui en avait pris. Il retourna un paquet de photos de famille ; certaines d'entre elles lui firent un choc. La ressemblance entre l'enfant et l'avatar de Maya était troublante ! Ça pouvait n'être qu'une coïncidence, bien sûr, une marque d'affection, mais… venant d'un homme comme Stones, Jean-Pierre avait du mal à croire au hasard.
Une demi-heure plus tard, Delmas se dirigea vers la chambre tapissée de poneys qui sautillaient sur des nuages. Elizabeth avait eu cette phase, avec les fées de la forêt, avant de s'engager dans de nouvelles inepties ; peut-être Suzanne aussi, en son temps. Le enfants sont déjà une race à part, mais les fillettes entre toutes sont spécialement insipides… et ce n'est pas l'adolescence qui arrange les choses. Enfin, du moins une poussière épaisse avait ternis le vinyle rose bonbon, lui donnant une teinte vivable. C'était une pièce qu'il avait jusque-là négligé d'autopsier, n'imaginant pas qu'elle recèle quelque importance aux yeux du père. Il ne pouvait plus se permettre le luxe de tels préjugés.
Il procéda méthodiquement. Cela ne portait pas toujours ses fruits, mais suivre une liste de tâches l'aidait à maîtriser ses émotions ; quelquefois même, il ne ressentait aucune frustration une fois arrivé au bas d'une checklist infructueuse. Il s'en trouvait à la fois fier, étonné et inquiet. Il évida toutes les peluches, feuilleta les cahiers, inventoria chaque boîte de jeux de société, démonta le sommier et l'armoire, décrocha les posters et arracha les papiers peints pour en examiner le dos.
Il resta pétrifié une minute entière. Les bras ballants et la bouche entr'ouverte.
La première pensée consciente qu'il réussit à formuler fut, étrangement, qu'il faudrait vérifier systématiquement chaque mur du reste de la maison.
La seconde, plus viscérale, complètement irrationnelle, fut que le crâne se moquait de lui.
Réalistement, c'était bizarre. Pas seulement à cause de ce qu'il ressentait. Il acheva de découvrir ce pan de mur, pour essayer d'y voir plus clair. C'était du plâtre, en effet, sur une surface correspondant à peu de choses près à la taille d'un corps d'enfant. Autour, au feutre, il avait dessiné comme une porte, une forme de cercueil, avant de recouvrir le faux mur de papier. La plinthe originelle continuait à l'intérieur de ce faux mur, de même que le pvc ; vu les plans de la maison, il avait dû y avoir un renfoncement de quarante centimètres à cause du conduit de cheminée. L'endroit parfait pour la cacher. Mais pourquoi se donner la peine de laisser, ou bien peu s'en faut, la tête parfaitement visible ?
Le maxillaire inférieur, à demi enchâssé dans le mur, s'ouvrait stupidement dans un cri silencieux. Que diraient-ils, si ils parlaient ? Les orbites sans yeux ouvraient directement sur le fond du crâne vide, que les vivants ont au moins le bon goût de masquer avec une apparence de pensée. Qu'y avait-il à voir dans cette absence de regard ? Mais ce qui prit Jean-Pierre aux tripes, c'était le trou à la place du nez. La mort a le bon ton, dans son ensemble, de conserver la structure du visage ; pour le nez, elle procède autrement. Elle l'arrache, tout simplement. Elle le dévore. Quitte à défigurer. Il était… fasciné, certainement. Horrifié, pas question qu'il l'admette.
Jean-Pierre Delmas ignorait tout de Waldo Stones.
Jean-Pierre ne déclara la découverte du corps présumé d'Aelita Stones ni aux autorités, ni à ses conspirés. Le savoir est une arme, et les secrets un avantage. Dans les jours qui suivirent, il étudia ce qu'il put des bases de médecine légiste et d'archéologie qui pourraient l'aider dans son enquête. Muni d'un appareil photo et d'une scie cloche, il s'attaqua à l'excavation méticuleuse du squelette.
La première grande surprise fut de découvrir, dans le crâne, posée à même le plâtre, une petite clé toute simple. Elle ne recelait aucun indice, pas même un numéro ou une marque de serrurier, et aurait pu ouvrir tout aussi bien un cadenas qu'une porte ou un casier de piscine. Du moins put-il la rapporter aux autres Gnosiens, qui continuaient de creuser autour de ce processus qui demandait un mot de passe, dans les rivières. Ils acceptèrent, sur proposition de Gustave, de virtualiser l'objet. Une idée ridicule, qui s'était maintes fois avérée être une pure perte de temps, mais le garçon en avait fait plus qu'un réflexe, une authentique marotte.
À la grande surprise de tout le monde, du garçon en question encore plus que ses pairs, cette procédure porta enfin ses fruits ! Ils furent malheureusement interrompus par un assaut en force de Bélial, qui, peu malin, se réveillait parfois alors même que l'équipe occupait le labo ! Entre leur présence sur place et les dragons qui leur servaient de véhicules et d'armes, ils n'eurent même pas besoin d'un retour dans le temps pour conclure la soirée, mais ils en sortirent un peu trop fatigués pour vraiment démarrer l'examen de cette étrange trouvaille.
Avant de vider le fauteuil, Suzanne Hertz expliqua que l'objet virtuel contenait une clé RSA, un élément banal dans la cryptographie. L'adéquation entre l'apparence matérielle et la réalité profonde de la trouvaille paraissait l'amuser .
— Donc d'une part, nous avons une clé, et d'un autre côté, nous avons une serrure. Aelita est le chaînon manquant.
— Ça m'a l'air prometteur ! s'écria gaiement Jim avec un optimisme qu'il était, à un certain niveau, difficile de ne pas partager.
— Des promesses, c'est à peu près tout ce que ce merdier nous a jamais apporté ! pesta Suzanne avec un optimisme qu'il était, à tous niveaux, difficile de ne pas partager.
Elle enfila le blouson de cuir qu'elle portait en-dehors du travail tandis que Jim la remplaçait dans son fauteuil.
— Alors, Monsieur Delmas, qu'est-ce que vous en dites ? On profite d'être là pour tester cette clé ?
Jean-Pierre n'avait pas très envie de plonger. Il était fatigué, lui aussi, mentalement. Et il brûlait de reprendre son étude des restes de la gamine. Vu la façon dont le plâtre adhérait aux ossements, et l'état de ceux-ci, il était à peu près certain que son père avait pris le temps et le risque de dissoudre de la chair au moyen d'un acide ou d'une base forte, ou peut-être par le feu. La méthode qu'avait utilisée Waldo pour se débarrasser de sa fille était peut-être un autre indice. Mais le Graal, ce serait de connaître la cause de la mort.
Mais Jim avait raison : la clé cryptographique était un indice clé, et mieux valait canaliser son énergie sur ce problème, quitte à se priver du plaisir immédiat d'enquêter sur un secret encore mieux gardé. Clé de voûte ou fantôme de mirage, elle valait en tous cas une plongée dans les méandres de Gnosis. Même si Jim, rematérialisé pour avoir fait l'andouille sur le dos du dragon, devait prendre les commandes, Delmas ne pouvait que prioriser cette opportunité. Il s'enfonça en grommelant dans les boyaux de la machine, et attendit longuement que le bonhomme trouve comment conjurer le moyen de transport. Ou plutôt, il le guida laborieusement et vérifia la procédure pas à pas, car il n'était pas fou, en fait. Heureusement, aucun des sbires de Bélial ne profita de son immobilité pour essayer de l'attaquer.
Malgré ce qu'en disait Suzanne, Jean-Pierre n'était toujours pas sûr que le dragon résisterait à son contact. Le poison, après tout, était son mode opératoire. Il n'aimait pas non plus l'idée de n'avoir qu'une surface limitée, coupée du reste du territoire, à occuper. Il se sentait trop vulnérable. Mais le long dragon bleu représentait un indéniable gain de vitesse, un avantage déjà incontournable dans leurs batailles virtuelles. C'est donc sans trop de regrets qu'il grimpa sur les pattes de l'animal, s'étendit sur son dos, et laissa s'effriter les parties de son corps qui occupaient encore la petite zone de terre où il s'était trouvé.
Sur le front du dragon, la mousse noire bouillonna ; deux yeux noirs comme de l'encre émergèrent en désordre, poussant chacun sur sa petite tour, comme ceux des limaces. Un point de vue qui n'était pas au ras du sol. Voilà qui était rare. Il avait une fois escaladé Gustave en fin de mission, principalement pour se venger d'une remarque désagréable, et même si il s'était absolument régalé du spectacle, cet enseignant paumé lui avait clairement – et longuement – décrit en quoi l'expérience lui avait rebroussé le poil dans tous les sens, à l'exception du bon. Le mot était de Jim, pour une autre occurrence, mais exprimait plus succinctement le même sentiment. À cette occasion-là, Jean-Pierre l'avait utilisé comme pont de seconde main par-dessus une rivière de magma, et Chardin avait ajouté « sortir la dinde du four sans gants » à sa longue liste de métaphores superflues pour décrire leur éphémère relation physique. Sûrement ces inventives réflexions réclamaient de Delmas qu'il leur fournisse matière une deuxième fois, ainsi qu'une édifiante leçon.
Quant à Suzanne, il n'aurait pas osé. Sûrement, un gentleman ne se risque pas à se frotter aux charmes féminins d'une tige de rose.
Le grand reptile étira ses ailes bleues, déjà striées de noir, et prit d'un grand élan son fier envol, dans la mauvaise direction. Les yeux du blob roulèrent outrageusement sur la tête du dragon, et des cieux virtuels descendit une voix outre-mondaine, le pitoyable glapissement d'un gros lourdaud gaffeur qui a au moins conscience qu'il se fera mordre les doigts dès le retour sur terre de son patron.
Delmas ravala sa colère, sa frustration, son épuisement, et se résigna à attendre à nouveau. Avec quelques explications acides pour aider le pauvre hère à rectifier ses pitreries. Sérieusement, qu'est-ce qui lui avait pris de remettre sa vie entre les main d'un imbécile heureux ?
Ils arrivèrent enfin à l'invite de commande, et Jean-Pierre attendit patiemment que Moralès, cet invertébré invétéré, recopie un à un chacun des caractères qui composaient la clé. Deux fois, pour être sûr qu'il n'avait pas commis d'erreur la première fois. Trois fois, pour être sûr qu'il n'avait pas commis d'erreur non plus la deuxième fois. Une quatrième, pour que Jean-Pierre soit sûr qu'il avait bien commis une certaine erreur il y a bien longtemps.
— Peut-être que ça ne marchera que si Maya déclenche la saisie du mot de passe.
Ce n'était pas la suggestion qui était totalement idiote. C'était le fait qu'ils n'envisagent la chose que maintenant, après s'être virtualisés dans le mauvais territoire, et être venus ici sans elle, alors que l'hypothèse était connue de longue date, et que la façon dont Jean-Pierre avait trouvé la clé aurait dû l'encourager à systématiser la présence de Maya pour ces tests. Bien sûr, les autres n'ignoraient les circonstances de cette découverte et à cette heure, il avait la cervelle en bouillie, tant figurativement que littéralement. Mais c'était une frustration assez puissante pour qu'il décrète que la soirée était finie, et qu'on verrait le reste demain.
Descendu du dragon, le blob forma un organe mimant grossièrement l'anatomie d'une gorge humaine, et se mit à vibrer à une fréquence audible.
— Laissez tomber, Jim, articula-t-il. Nous sommes tous les deux fatigués. Entrez ce qui vous passe par la tête et rentrons dormir tant qu'on le peut.
— Une pause s'impose, comme disait mon grand-père quand il se proposait de poser des journées d'un repos bien mérité ! approuva le simple homme. À nuls maux la nuit n'apporte aucun conseil, mais comme mot de passe la clé ne passe pas, alors il faut conclure l'affaire. La porte reste fermée cette nuit, espérons qu'un nouveau jour nous ouvrira de nouveaux horizons. Qu'est-ce que j'entre ?
Delmas mit du temps à répondre. Non pas parce qu'il réfléchissait à ce qu'il fallait faire, mais parce que ses synapses épuisées s'étaient laissées bercer par l'hypnose musicale de ce blabla badin, puis engouffrée dans le silence reposant qui l'avait remplacé, si bien qu'il n'avait pas compris qu'on lui posait une question. Si il reconnaissait à Moralès quelques talents particuliers, il était triste de constater que celui d'évider de toute sémantique les mots qu'il déversait n'était pas le dernier.
— Hein, euh, peu importe. Quarante-deux, tenez ! Et, euh, Valkyrie, à tout hasard.
— Vache qui rit, compris. Et, euh… attendez, monsieur ! La fenêtre ne se rouvre pas.
— C'est-à-dire ?
— Bah la fenêtre, celle qui demande le mot de passe. Elle s'est fermée, elle ne se rouvre pas.
Les sens du blob ne détectèrent rien. Un instant, il se trouvait dans un coin des rivières, sur un bout d'herbe humide et spongieuse, d'humus mou et de roseaux cassés, pas très loin d'un dragon endormi dont il voyait la silhouette à travers le brouillard. L'instant suivant il ne s'y trouvait pas. Pas de dragon, pas de brouillard, pas d'herbe ou de terre. Un sol sec, inodore et sans goût, lisse comme le lino. L'air était chaud, il n'y avait pas de vent ; des murs, autour de lui : c'était en intérieur. Il lui fallut un temps avant de se rendre compte que son corps était beaucoup plus petit ; en fait, il avait maintenant la forme d'un disque parfait, d'un mètre de diamètre ; tout ce qui en sortait avait été sectionné. Il forma de nouveau son émetteur vocal et, quelque peu inquiet, appela lentement :
— Jim ?
Par réflexe, il se mit à s'étendre, d'abord inconsciemment, puis avec moins d'hésitations. Il était toujours plus prudent, pour lui, d'occuper de l'espace. Cela multipliait son champ d'actions, et ça diminuait l'impact des dégâts qu'il subissait en cas de combat. Présentement, il lui fallait aussi explorer son environnement. Une pièce carrée et vide, une fenêtre qui ne donnait sur rien, une porte menant à un couloir… Les murs et le sol étaient colorés dans des tons tantôt vifs tantôt pastel.
Delmas mit un moment à comprendre ce que ça signifiait. Pas cet endroit, ça il n'en avait foutre idée, mais le fait qu'il s'y trouvait. Aelita – ce programme nommé d'après la défunte fille de Stones – l'avait transporté là. Ils avaient trouvé le mot de passe. Le mot de passe était quarante-deux. Ou vache qui rit, peut-être – une possibilité qui faisait froid dans le dos ! C'était absurde, un gros foutage de gueule. Une autre fausse piste, ou – pire – le chemin de la vérité, qui s'ouvrait sur une moquerie, une insulte, ou un avertissement que par-delà la tombe, Waldo aurait laissé aux vaniteux qui se seraient lancés sur traces. Vaniteux, vaniteux, disait la référence, que croyez-vous chercher ? Toi qui pénètres ici, abandonne tout espoir. Quarante-deux. Une colère froide remua le blob noir à gros bouillons. Il s'élança, tentaculaire, sur les murs du couloir, et son plafond, en évitant le sol que son contact rendait collant, toxique et à demi fondu. De salle vide en salle vide, toutes similairement dimensionnées, toutes similairement espacées, à chacune sa couleur, à d'autres plusieurs, et à certaines aucune ; des gros caractères d'or, en relief sur les linteaux d'anjou, portaient chacun un nombre à quinze caractères, incrémenté à gauche, décrémenté à droite. Ce couloir n'était pas infini, très vraisemblablement ; mais il était tellement immense qu'il était impossible de faire la différence.
Jean-Pierre accéléra, en proie à une sorte de rage paniquée, désespérée, totalement irrationnelle. Une pensée affreuse submergeait son esprit. Il était seul, il ne trouvait plus Jim, Jim ne le trouvait plus. Il appellerait Suzanne, elle mettrait un certain temps à arriver ; mais que se passerait-il si elle aussi échouait à entrer en contact ? Si il se révélait qu'il était hors de portée du programme de rematérialisation ? Se faire un sang d'encre ne lui servait à rien, mais il était trop humain pour garder son sang froid.
Il rampa de salle vide en salle vide, pour s'occuper, machinalement. Il s'étendait déjà sur plusieurs kilomètres carrés, plus qu'il avait jamais pris le risque de le faire sur aucun territoire. Et alors ? Si un des sbires de Bélial tombait sur lui, il serait vite fixé sur les capacités du programme de rematérialisation. Et s'étendre de la sorte, sans restrictions, sur une distance qui défiait son imagination, était grisant. Irrationnel. Cela l'aidait à oublier la peur, ou ça la transcrivait en actes. Une boulimie d'espace, une boulimie de liberté, il s'y laissait aller instinctivement. Près de son point d'apparition, ses sucs et son venin avaient presque trouvé un mur ; le plafond était aussi très fin, mou, imbibé de sécrétions acide, sur le point de céder. Delmas se rendit compte qu'il dévorait. Peut-être qu'après tout, il était fou, effectivement.
Salle vide. Salle vide. Salle vide. Numéro 000000000781225. Numéro 781227. En face, 781226. 781228. Salle vide. Encore vide. Salle –
Il toucha une matière qui était différente. C'était du bois, un bois riche et vernis, un pied de table orné d'une sorte de relief. Immédiatement, il recula, et il fit émerger un œil.
Il y avait un bureau. Un cabinet massif, avec panneaux sculptés et tiroirs peints, un meuble riche et qui en imposait. Derrière lequel se trouvait un humain, ou tout du moins un avatar humanoïde. Celui-ci paraissait occupé à trier des papiers contenus à l'intérieur d'un tiroir. Une autre intelligence artificielle, un programme, des données ? Immédiatement, Jean-Pierre réduisit ses dimensions à une poignée d'acres entourant cette pièce ; le reste de son corps, au loin, se dessécha en laissant un dépôt, une sorte de suie, sur les surfaces rongées et déformées, voire trouées par endroits. Il se créa une bouche et, incertain de ce qu'il fallait faire, adressa la parole à la chose inconnue :
— Bonjour ?
Une entrée en matière qui en valait une autre. Ça ne voulait pas dire grand-chose. L'énigmatique destinataire du message ne réagit pas d'un iota. Bien, il n'était pas conscient. Sans s'embêter avec la politesse, Jean-Pierre grimpa sur le plafond et laissa pendre un œil vaguement contrôlé par une structure capable de l'orienter.
Le chose s'était plongée dans la lecture d'un texte étrange :
certains des feux thermonucléaires s'éteignirent.
L'événement différa quelque peu au regard des étoiles. Elles virent une masse floue frappée par un objet d'une vitesse et d'une densité incroyables. Des forces hydromagnétiques s'emparèrent des atomes pour les bousculer, les ioniser, les fusionner. Des radiations s'embrasèrent. L'objet s'entoura d'une aura météoritique. Au cours de l'heure que dura son passage, il creusa un tunnel dans la nébulineuse. Ce tunnel s'élargit bientôt sous l'effet d'une onde de choc en expansion croissante, qui détruisit toute stabilité sur son passage, projetant tout azimuts des gouttes et des lambeaux de substance.
S'il s'était trouvé là des embryons de soleil et de planètes, jamais ils ne naîtraient.
L'intrus passa. Il n'avait guère perdu de vitesse. Accélérant à nouveau, il
La feuille alla dans une pile sur le bureau, en haut à droite.
ne peut nier leur grandeur, voire leur génie. Pendant quelques dizaines d'années, l'océan mystérieux avait attiré les meilleurs mathématiciens, les meilleurs physiciens, les spécialistes éminents de la biophysique, de la théorie de l'information et de l'électro-physiologie. Et, tout à coup, l'armée des chercheurs sembla privée de chefs. Il restait une foule grise et anonyme de « collectionneurs » patients, de compilateurs, habiles à imaginer quelques expériences originales ; mais on ne vit plus se succéder les vastes expéditions conçues à l'échelle du globe tout entier, et nulle hypothèse de haute envergure, stimulante de par son audace, n'agitait plus guère les milieux savants.
Le monument de la solaristique se dégradait ; comme la mousse qui ronge la pierre, les hypothèses se multipliaient, différenciées seulement dans des détails secondaires, et unanimes à broder sur le thème de la dégénération, de la régression, de l'involution de
La feuille alla dans une autre pile, en haut à gauche.
C'est fait exprès, apprenti Wanno », intervint une voix profonde : celle de Lee, le Maître Artisan, un gros homme aux yeux noirs et brillants et à la large poitrine. « Viens par ici une minute, Ganil. » L'entraînant vers un coin plus calme du grand atelier, Lee poursuivit chaleureusement : « Tu me sembles un peu impatient, maître Ganil.
– Wanno devrait savoir ses tables d'addition.
– Même un Maître peut parfois oublier une addition, tu sais. » Lee tapota d'un geste paternel l'épaule de Ganil. « C'est vrai, pendant un moment, j'ai cru que tu allais lui demander de calculer ! » Il éclata d'un beau rire de basse, et ses yeux jetèrent des
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Jean-Pierre tenait la science-fiction pour un paquet de sornettes. Heureusement, il n'aurait pas imaginé en trouver des fragments dans Gnosis : c'est pourquoi il les découvrit pour ce qu'ils étaient. Des exercice de l'esprit, et des lettres d'amour au savoir. Il aurait voulu lire ces passages jusqu'au bout, il voulait escalader le meuble et dévorer les piles de pages, et il l'aurait fait, si avec la matière il eût été capable de digérer les mots.
Donc, ce programme travaillait à catégoriser des textes. À quelle fin ? Il devait opérer une forme d'analyse sémantique. Est-ce qu'il était conscient ? Après quelques hésitations, le blob aventura un bras explorateur autour de la chaussure, puis, quand il y fut assez bien implanté, il toucha la cheville.
L'être poussa un cri et bondit en jetant les papiers qu'il avait dans les mains. Quelques pages atterrirent sur Jean-Pierre, et disparurent dans un sifflement. Quelle tristesse.
Nociception, donc. C'était peut-être la peine d'insister pour obtenir une discussion digne de ce nom, en fin de compte.
— Bonjour, répéta-t-il placidement.
Encore une fois, son interlocuteur était trop absorbé dans ses activités pour lui répondre comme dû. Cette fois, non content d'avoir abandonné sa chaussure sur la tête de Jean-Pierre, il lui avait marché dessus – sans la moindre douceur – et s'était mis à sautiller à cloche-pied dans toute la pièce en hurlant à la mort. Jean-Pierre se dessécha quasi intégralement, du moins en ce qui concernait la pièce, ne laissant qu'un mince fil de matière sur les murs pour relier son œil pendant et une bouche à la masse plus vaste qui occupait le couloir au-dehors. Il fallut près de deux longues minutes pour que le classificateur cesse de démontrer ses formidables capacités en nociception, et boucle son claque-mouille.
D'un coup calmé, il saisit sa chaussure, l'épousseta, la rechaussa par-dessus sa chaussette trouée et ses plaies fumantes, et se rassit devant ses textes. Il reprit son labeur, comme si rien ne l'avait dérangé. Comme si de rien n'était.
Rien, non, vraiment, rien de rien.
Splash ! Une goutte d'acide pur, ou peu s'en faut, s'écrasa en plein sur une page expliquant le système matrimonial en vigueur sur la planète O.
La grosse frustration du blob éclatait en bouillons. La dégénération de la solaristique ? Une catastrophe détruisant des soleils à venir ? Ou peut-être un culte de l'ignorance… Une partie de lui-même, trop impulsive, irrationnelle, une partie qui pensait obsessivement qu'il était bloqué là depuis des jours, depuis des mois, se persuadait que ces extraits n'étaient pas un hasard, elle les percevait comme une vaste insulte ! Il allait déchiqueter cette chose mécanique, ce travailleur sans âme, coincé dans son foutu costume trois pièces rayé de petit employé, le dissoudre jusqu'à l'os, jusqu'à la dernière fibre, jusqu'à la dernière cellule, s'il y avait une chair sous cette surface à l'apparence d'humain !
Les portes du scanner s'ouvrirent.
Y'a pas à dire, quand même, elle est géniale, Suzanne.
À peine au pieu, passé minuit, mais dès que vous lui dites que les carottes sont cuites, elle rapplique dare-dare et elle arrange tout. Évidemment, elle rouspète un coup, et elle y va pas avec le dos de la cuiller pour vous assaisonner à la sauce aigre-douce, mais enfin elle vient vous la sauver, la peau du cou.
En sortant du scanner, Jean-Pierre était complètement lessivé. Il sentait pas la rose, et c'était pas non plus la saine sueur de l'effort athlétique. Il refoulait la peur, la colère et l'angoisse, il fulminait par tous les pores comme une cheminée d'usine et était plus fumant qu'un pompier en exercice physique. C'était à peine si il avait remercié Suzanne, et il avait mordu l'épaule de Jim quand celui-ci, appliquant une technique de relaxation hindoue traditionnelle, l'avait enserré dans ses bras. Pour sûr, il était d'une humeur de sanglier sauvage, le pauvre, à peine capable de parler, lui qui d'ordinaire était tellement civilisé… Jim n'osait même pas imaginer les terribles épreuves qu'il avait endurées pendant ces quelques heures où il était resté prisonnier de ce nouvel endroit dont Suzanne lui avait parlé.
Enfin, à présent ils étaient partis. Jim aurait bien raccompagné le proviseur, mais celui-ci, encore sous le choc, avait insisté qu'il avait besoin d'air et de solitude. Rentrer à pied, et seul, ça lui ferait le plus grand bien. Malgré ces assurances pleines de confiance, Jim n'était pas si sûr de l'idée. Mais Suzanne ne partageait pas sa défiance, et elle avait repris le volant en confirmant que laisser Delmas faire à sa guise ne poserait certainement aucun problème. Puis elle avait calé deux fois au démarrage avant de se remettre en marche avant, ça l'avait requinquée pour la route.
Il était déjà près de trois heures. Certainement trop tard pour une bonne nuit de sommeil. Il regardait le fleuve et le silence nocturne, accoudé à la rambarde. À cette heure, on voit presque l'univers. Une poignée d'étoiles qui vous rappelle les dizaines de milliers masqués derrière l'écran des lueurs citadines. Et au-delà, les milliards de milliards que nos yeux trop grossiers ne peuvent distinguer. Un brin d'herbe qui voit la prairie, qui entend des murmures de forêt, et s'imagine comprendre le sens du mot montagne. Le monde est plein dans le ciel vide. Il faisait froid ; il se sentait vivant. Il revint dans l'usine.
C'était déraisonnable, comme toute cette entreprise. Mais elle lui manquait. Il ne l'avait pas vue pendant l'attaque – la faute à ce maudit dragon – donc ça faisait deux jours qu'il ne lui avait pas parlé. Pauvre chou, elle se sentait si seule. Il aurait tant voulu qu'elle ait un compagnon… mais Jean-Pierre et Suzanne avaient mis le holà, et sans leurs compétences, Gustave avait aussi lâché l'affaire.
— Gnosis n'est pas une garderie, avaient-ils dit
— Une enfant, ça suffit, on ne va pas peupler ce monde d'encore plus de responsabilités.
— On ne va pas se mettre à jouer les dieux.
À chaque fois, c'était le même déluge. Ça l'avait rendu chèvre. Il fit descendre le monte-charge. Il était fatigué.
La salle de commande baignait toujours dans une pénombre malsaine. Il avait installé quelques néons palliatifs, ça avait juste rendu l'ambiance malade. Il s'effondra dans le fauteuil, qui sentait les nuits de travail. Pas de ça ce soir. Il avait plus d'une fois découché pour éplucher des jeux de données, mais quoi que Jean-Pierre eût ramené de ce cinquième territoire, c'était pas ses oignons. Non, pas ce soir. Il lança le programme qui permettait de contacter la gosse.
— Oui, bonjour. Oh, ah, Jim !
— Salut salut ! Ça va, Maya ?
— Tout va bien sur Gnosis. Il n'est pas un peu tard, sur terre ?
— En plein milieu de la nuit !
— La nuit, les gens ne sont pas censés… dormir ?
— Justement, les gens dorment, alors personne ne sait qu'on parle. Et ce que les gens ne savent pas ne peut leur nuire…
La fillette acquiesça formellement, mais elle était perplexe. Il savait que le sommeil la fascinait. Une fois, il s'était endormi à la fin d'une conversation tardive, et elle avait apparemment observé son sommeil jusqu'au petit matin. Désormais Jim ne prendrait plus jamais aucun risque que se renouvelle ce genre d'incident. Si elle n'apprenait pas à respecter certaines limites, elle finirait par se faire des ennuis.
Elle demanda :
— Quoi de neuf, tête d'œuf ?
Il en tomba des nues. Il avait jusque-là dodeliné. Ça n'était pas la première fois qu'elle faisait ce genre de chose. Apprendre, après tout, c'est normal. Mais chaque fois, ça l'emplissait d'une fierté immense.
Il lui parla des dernières trouvailles. De ses tribulations, avec Jean-Pierre, pour percer le secret de ce programme mystérieux. Du mot de passe, les longues heures passées à essayer d'aider Suzanne à retracer la piste du Jean-Pierre Delmas. Il lui parla aussi des grands dragons, et de comment les autres l'avaient traité pour avoir exploré là où nul autre n'avait osé aller, aux limites de leur potentiel. Et aussi de Kadic, de ses classes, ses élèves. Il paraissait que la petite Leduc s'était entichée de lui.
— Entichée ?
— C'est une espèce d'amour. Bah, une bluette de fillette, ça arrive et ça passe. C'est comme ça qu'on grandit.
— Ça a l'air beau. Mais tu n'en parles pas comme d'une chose importante. Je croyais que l'amour était très important ?
— Et ça l'est, ma chérie. Et en même temps, ça ne l'est pas. Démêle-moi ce méli-mélo.
— Mais je ne comprends pas. Comment ça peut être important, si en même temps ça ne l'est pas ?
Parfois, l'esprit carré de Maya l'encourageait à se couper les cheveux en quatre. Bah, ça rentre mieux dans un moniteur, les carrés. Si il ne pouvait pas toujours l'avoir par les sentiments, il l'aurait avec la logique.
— Repense au sphinx, Maya, et à sa devinette.
— Celle des jambes ?
— Exactement !
— Bah alors ça dépend de quand, et de qui, de quand chez qui et de pourquoi.
— Quoi, déjà ? Comment ?!
— Bah en pensant au sphinx. Comme tu me l'as dit. C'est important maintenant, pour Émilie, parce qu'elle est jeune et qu'elle est a… entichée. Ça n'est pas important pour toi, car tu es vieux et tu n'as pas ces sentiments. Ça le sera un peu quand tu lui parleras, tu devras y penser. Ça ne le sera plus quand elle sera morte.
Elle le sidérait. Voilà, c'était le mot. Elle faisait ça, parfois. Des bonds qualitatifs. Pendant un mois, elle stagnait, elle restait pareille à elle-même. Et la minute suivante, elle était là, elle n'était plus la même personne. Elle lui faisait sauter l'esprit. C'était prodigieux.
Une partie de lui-même, qui ne raisonnait pas (toute cette histoire, de toute façon, n'avait pas tant de choses à voir avec l'exercice de la raison), lui rétorqua comme tic du tac au tac :
— Sauf que si, cela reste important.
Même si l'univers meurt. Ça sera advenu. Ça aura existé. Ça aura importé. Dans le présent. Et le présent, comme on disait dans le temps, est éternel.
En ce qui concerne les citations présentes dans ce chapitre, j'ai pris des livres au « hasard » dans ma bibliothèque, à la recherche de passages qui m'avaient marquée. En vrai, c'était pas prémédité, mais c'est grave une excuse pour partager (et conseiller !) des textes ou auteurs·rices que j'aime bien !
- Tau Zéro, Poul Anderson, éditions le Bélial 2012, p.127-128
- Solaris, Stanislas Lem, folio 2017, p.263-264
- Les Maîtres, dans Aux Douze Vents du Monde, Ursula K. Le Guin, éditions le Bélial 2018, p.67
- (la planète O est mentionnée dans d'autres nouvelles de Le Guin)