Chapitre 3
Jiminy Cricket
— Pour tenir la distance en saut en longueur, suffit de courir tout le long mais pas en large et d'éviter de sauter de travers. Démonstration…
— Contrairement à ce que vous pourriez penser, le marathon n'a rien à voir ni avec la pêche ni avec la natation.
— Le mouvement, en ping-pong, se décompose en deux étapes. D'abord le ping, et puis le pong.
— Della Robbia, Klinger, si c'que j'raconte vous ennuie, v'nez donc nous faire une messe moins basse.
Le quotidien de Jim, c'était pas tous les jours reluisant. Telle est la triste destinée des enseignants, il en était conscient. Et encore, à tout prendre, il était plutôt verni, il avait assez peu de bricoles avec l'administration. S'il voulait un filet de badminton et des raquettes de tennis, Kadic avait du beurre à mettre dans les épinards : même pas besoin de jouer de la croix et de la bannière pour obtenir gain de cause. Même les gamins étaient, pour la plupart, des petits anges. Bon, y'en avait pas un pour rattraper les autres. Entre Fiquet qui bavardait, Pichon le ronchon, Abulabbas la bourgeoisie, le Gosselin moqueur, François le petit roi et Fayolle qui fayotait dans l'espoir qu'on lui passe la barbe qu'elle avait dans la main, Jim Moralès avait connu de grands moments de solitude. Ventiler avec les autres en salle des profs, ça brassait beaucoup d'air, mais ça résolvait rien. Quand tout le monde a les mêmes problèmes tous les ans, le problème est bien plus large qu'un individu, bien au-delà de son pouvoir. Le problème est systémique.
Il existe une barrière entre profs et élèves, comme disait l'autre. Une espèce de champ de force protecteur qu'on apprend, avec le métier, à formellement créer, et faire évoluer au cours de son année. Cette muraille est nécessaire à l'enseignant pour garder le contrôle, et le contrôle est nécessaire pour exercer la profession, à savoir professer. Le plus grand bien justifie tout, c'est pas nouveau, à commencer par l'exercice des pleins pouvoirs que lui confère l'institution. L'agent maintient sa position, voyez-vous, dans cette guerre ingrate contre les forces sauvages, car il défend le bastion d'une idéologie éducative républicaine qui se prétend égalitaire et méritocratique. En sauvegardant sa vie, pour la solde, le devoir et la foi en sa vocation, il sauve avec la sienne l'âme de ceux qu'il abat. Autorité sacrée, hiérarchie transcendante, surveiller et punir, humiliations publiques, menaces, jugements, exécutions, telle est la langue de la discipline qui précède la discipline (en théorie) transmise. Mais la meilleure corde qu'un prof a un son arc, le coup de maître, reste la manipulation.
La recette est classique. Ouvrez l'année avec une attaque forte, qui laisse un goût en bouche, effet trois à six mois. Main de velours dans un gantelet de fer. Puis relâchez un peu, laissez-les respirer. Pas trop. Serrez la vis un coup, de temps en temps. Pas trop. Ils doivent connaître le regard. Le regard de la peur. Telle la Gorgone, vous les pétrifiez à volonté. Enfournez pour l'hiver. Au printemps, ils sont prêts pour pétrissage.
Jim n'avait jamais pu y faire. Chez certain·e·s collègues, cette stratégie tirée tout droit du manuel opérait des miracles. Suzanne surtout y excellait, encore qu'elle fût un peu un peu rugueuse sur les bords : la perfection n'est pas de ce monde. Tant mieux pour elle ; mais lui, ça le rebutait trop. Il avait essayé, à ses débuts, il y arrivait pas trop mal. Mais sur le terme long, ça l'avait débecqueté. Finalement, il avait dû se résoudre à partir à l'aventure, sur une voie plus expérimentale. Profitant des privilèges dont jouissait l'établissement plutôt huppé qu'est le collège Kadic, il s'essayait à réinventer à sa mesure cette barrière qui conserve l'enseignant, non seulement dans sa fonction mais aussi et surtout dans son intégrité physique, psychologique, humaine. Il faut une sacrée dose de foi pour baisser ne serait-ce qu'un moment son bouclier sur un champ de bataille et, disons-le, seul contre vingt, ça tient du dionysiaque. Mais pour Jim, c'était soit ça soit prendre sa retraite de cette carrière maudite. Le risque en valait la chandelle – même sans canari. Heureusement, il avait ramené un sacré arsenal avec sa personne et son baluchon, et son arme de prédilection, c'était les deux années qu'il avait passées, dans des petits bars et autres cabarets d'un certain standing, à faire du stand-in pour du stand-up.
Les autres profs désapprouvaient, évidemment. Oh, poliment, jamais en face et rarement explicitement en présence des élèves ; c'était bien sûr sa Liberté Pédagogique… et de casser du sucre sur son dos, c'était la leur. Avec modération. Après tout, il était bien en tort vis-à-vis de l'ensemble du corps enseignant, et en particulier, de cette équipe pédagogique. Il avait décidé, unilatéralement, de cultiver son jardin de façon peu conventionnelle ; seul un idiot croyait que le effets de ses méthodes s'arrêteraient à la frontière de son lopin. Si une peste ou des nuisibles se répandaient parmi ses plants, cela mettrait à mal ceux des voisins. Et puis dans une école, le terreau est commun. Les autres professeurs, pour demeurer classiques, n'avaient d'autre choix que de l'ostraciser, dans la limite du raisonnable.
Non, ce qui le bouffait, dans toute l'affaire, c'était qu'il n'avait toujours pas réussi à accomplir ce qu'il voulait vraiment. Il manque toujours un truc : si une loi universelle régit la volonté humaine, la voilà en cinq mots. Il les persuadait bien, les mômes, qu'il n'était pas l'Ennemi ; ça, c'était réussi, et l'un dans l'autre, sa persona bouffonne les menait aussi bien en les tenant par le bout du nez que ses pairs y arrivaient à la baguette. Non, son souci, c'était qu'il n'avait pas encore découvert le moyen de rétablir la connexion. Les mômes ne faisaient pas la queue pour quêter sa parole. En sabordant l'autorité et le pouvoir, il s'était déprécié. De sorte que si sa classe fonctionnait selon un mode alternatif, l'essentiel – la raison, quelque part, de sa quête – restait hors de portée. Sans leur respect, inutile d'espérer les sauver, humainement. L'anomalie ne pouvait renverser la signification de l'école ; le carnaval ne répare pas les inégalités ; la sagesse de l'idiot est un étrange divertissement, un drôle d'accident, une blague vite oubliée.
Peut-être était-ce par désespoir qu'il s'était engagé dans Gnosis. Peut-être commençait-il à accepter l'échec ; peut-être cherchait-il chez Maya une sorte de rédemption extramondaine. Parfois, il lui semblait que cette fuite en avant était une régression, une façon de s'appliquer tantôt du baume au cœur pour des lendemains meilleurs, tantôt à faire le deuil des idéaux d'un passé moribond. Parfois, Maya était ses rêves désincarnés, un fantôme de fantasme condamné à l'altérité, car ultimement, Gnosis était beau, moqueur et illusoire. Parfois, ses nouvelles amitiés le laissaient espérer – et, secrètement, redouter – qu'un jour la chose serait tranchée, qu'un jour elle serait chair et meilleure que ses pairs, qu'elle les mènerait dans la bonne direction, qu'elle l'aiderait à trouver la voie de la réparation. D'autres fois, Jim avait moins de foi qu'il n'en mettait en Delmas et en Hertz, et même en ce brave Chardin.
Elle n'était pas seulement l'élève, mais aussi et surtout la fille qu'il n'avait jamais eue. Et, en un sens, ses amis de Kadic la famille qu'il n'avait pas fondée. Il ne regrettait pas. Mais il sentait le manque. Gustave, entre tous, avait une fois eu ce beau mot que répétait parfois Jim : « quel artifice ! ce sont les connections qui font la valeur ! » Il parlait d'art contemporain, le bougre, mais Jim l'entendit dans un sens plus humain. Dans toutes les vies qu'il avait eues, des connections il en avait formé ; elles sonnaient creux, néantifères. Il leur manquait une profondeur, nécessaire pour combler cette non-chose, ce ça, angoisse subliminale qui hurlait un grand cri que son esprit percevait sourdement, mais ne pouvait entendre. Il leur manquait une réalité. Maya avait cette réalité. Toute virtuelle qu'elle fût.
— C'est quoi, le sport ?
— Comment peuvent-ils ne pas avoir de cœur ?
— Pourquoi t'es fâché ?
— Alors ça veut dire quoi, tête d'œuf ?
— Et si on se dispute pas, comme Gustave et Madame Hertz, ça veut dire qu'on s'aime pas ?
— Comment sait-on que je ne suis pas humaine ?
Jean-Pierre et Gustave s'étaient une fois mordu le nez sur des querelles de chapelle sur le statut de Gnosis, en tant qu'hyper-réalité, méta-réalité ou réalité tout court. Même si Jim n'avait pas fourré le sien dans ce nid de guêpes, ce qui s'y était dit n'était pas tombé dans l'oreille d'un sourd. Simulacre ou simulation, miroir ou transcendance, ce monde alternatif partageait la nature de Maya, elle et lui ne faisaient qu'une seule et même substance. Aussi la discussion, si elle n'avait – comme toujours – rien tranché, l'avait-elle du moins intéressé, nutritive pour son esprit éperdu.
En parlant de Gnosis, les progrès de ce dernier mois avaient été, pour une fois, effarants. Bélial était tranquille ces temps-ci, il attaquait au plus trois fois la semaine ; cela leur avait laissé le temps d'explorer le territoire caché, où opéraient – d'après Suzanne – des programmes similaires à Maya, mais moins complexes, ordonnées entièrement autour d'une seule et même tâche, et certainement dotés d'un esprit bien plus simple, fonctionnel encore que marginalement adaptatif, voire peut-être même d'un embryon de conscience. Les repérer prenait du temps : au début, c'était Jean-Pierre qui, couvrant littéralement un immense terrain, s'était chargé de les trouver. Ça avait vite cessé : après une heure rarement fructueuse, il sortait épuisé de ce monde virtuel, comme du beurre qu'on aurait étiré sur un hectare de toast.
Gustave avait pu mettre au point, avec l'aide des deux codeurs, un vieux projet qui lui tenait à cœur : bientôt, de gais robots sillonnaient le labyrinthe qu'était le territoire K, comme les autres l'avaient nommé, examinant chaque salle, enregistrant chaque trouvaille. Jim en avait été heureux pour lui : c'était pas exactement l'écosystème complexe que le professeur d'arts plastiques avait tellement rêvé et désiré créer, mais c'était un début. Et un système dans tous les cas, qui n'avait pas tardé à sauter des échelons sur l'échelle des succès quand on l'y avait mis. Suzanne avait qualifié ces galeries de couloirs de formidable « mine d'informations » sur les routines de fond du Superordinateur, et son fonctionnement et son système d'exploitation.
— Et ça t'aidera à matérialiser Maya ? avait-il demandé, avant qu'elle se laisse emporter et ne perde le nord.
— Ah ? Oui, oui, bien sûr. Mais dans un premier temps, ça pourrait nous aider à museler Bélial, ou percer les secrets des abysses virtuelles.
Ce sujet-là était un marronnier qu'ils sortaient du placard, de temps en temps. Depuis le temps, Jim n'y croyait pas trop, et il n'en voyait pas vraiment l'intérêt. Mais Suzanne et Jean-Pierre n'en démordaient pas, insistant que ce qui les bloquait le plus dans leurs tâtonnements et recherches pour matérialiser Maya, ce n'était pas tant les détails de l'anatomie du corps qu'il faudrait lui créer que la nature réelle de l'esprit au sein de Gnosis, son fonctionnement une fois virtualisé, et les correspondances qui reliaient une forme à l'autre tout en garantissant l'ipséité, l'intégrité et ultimement l'identité du voyageur. Et ces réponses-là, avaient-ils dit, dormaient au fond des eaux profondes.
La surface des abysses virtuelles n'était pas accessible dans tous les territoires. Le territoire céleste et celui des rivières, pour ce qu'ils en savaient, étaient leurs uniques points d'entrée. Le hic, c'est que même si ça bougeait comme de l'eau, que ça ressemblait à de l'eau, que ça avait le goût de l'eau, plonger dans les abysses virtuelles, ça coulait pas de source. Jim l'avait vite compris le jour où il avait trempé l'orteil dans l'embouchure du delta des rivières, comme un gros bêta. Ça avait crié sec : il s'était pris deux semaines de plâtre, et deux semaines d'interdiction de « toucher à quoi que ce soit » de la part de Delmas, de peur qu'il se remette les pieds dans le plâtre.
En somme, ce mois dernier, les Gnosiens avaient fait des pas de géant pour l'humanité, et la seule chose qui les empêchait d'avancer encore plus vite, c'était leur double vie. Ou leur octuple vie, étant donné qu'ils étaient quatre. Et encore, d'après ce que Suzanne lui avait dit, il y en avait peut-être plus que ça…
— J'en sais rien, Jim ! Je suis… je suis fatiguée, c'est tout.
Elle avait explosé comme une poignée de sable dans un verre d'eau gazeuse, puis la réaction était retombée aussi vite qu'elle était partie, la laissant vide et lymphatique. Une soirée à éplucher des données, cuisiner des robots, ça fatigue, en effet ; laissez mitonner trois semaines, saupoudrez de nuits courtes quand ce n'est blanches, vous obtenez un cocktail qui a du punch.
— Tu travailles trop, Suzanne. Tu devrais prendre soin de toi. Prends un peu de repos.
Elle s'était braquée comme une banque en face d'une demande d'emprunt. De l'extérieur, elle tenait parfois peu de l'humain, plus de l'oursin. Il fallait dire qu'il y était allé sans prendre des mitaines.
— De quoi je me mêle ? On tient enfin le bon bout, c'est pas le moment de lâcher.
— Je sais pas si je t'ai dit, j'ai vu le petit Ducroc cloper. Hier, derrière le gymnase.
— Pendant qu'on jouait à Tom et Jerry avec l'armée de Bélial ?
Il avait hoché la tête en silence. Le retour dans le temps n'annulait pas la mort, mais il masquait les blessures, c'était heureux. Yolande n'avait pas été la seule à perdre sa chatte dans le quartier la veille, mais au moins, elle n'avait pas eu à voir l'effet qu'un coup de pelle sur la tête avait fait à Chouette, sa choupette. Lui, si. Et il ne l'oublierait jamais.
Bref. Matthieu Ducroc.
— Ça va te paraître con, mais à ce moment-là, c'que je m'suis dit, c'est qu'c'était pas sa cigarette qu'il fumait, c'était lui-même.
Assez littéralement, on se flingue les poumons. Matthias courait comme une guimauve en endurance, comparé aux promesses de l'an dernier. Mais plus profondément, inspirer du poison, laisser le feu brûlant l'incruster dans ses chairs… Avec assez de temps, il y aurait des glaires, gluantes de goudron et jaunes de nicotine, entre lesquels l'air frais devrait se faufiler pour atteindre l'alvéole. Il allumait un incendie en lui, il avalait la fumée, et déjà, la fumée l'avalait.
— Non, c'est pas sain. Et on le lui a dit, mais il le fait quand même, alors qu'il le sait très bien.
— Ça, j'en mettrais pas ma main au feu. Matthieu est pas du genre à être conscient en classe. En fait, phylogénétiquement parlant, il tient plus du mollusque. Plus sourd qu'un pot, plus inconscient qu'un motard nu-tête.
— La génétique n'a rien à voir là-dedans, Suzanne. C'est une affaire d'habitudes, tout simplement. D'environnement. Voire, si j'ose dire… de démons.
Ça rappelait à Jim l'époque où, jeune et impressionnable, il avait eu envie d'entrer dans les ordres en sortant d'une séance de ciné. Heureusement, quelques classes de théologie lui avaient mis une salvatrice déculottée. Pour se sortir du lacanisme, par contre, il lui avait fallu quelques années.
Suzanne avait craqué comme un barrage. Non qu'il ne s'y fût pas attendu, mais il n'était pas encore préparé. Avec une boule de nerfs en pelote d'épingle, son instinct lui criait à la fois compassion et survie, dans une langue que la phrase « garde tes câlins pour toi » échoue à retranscrire. Cette seconde mineure cognitive l'avait sonné, il avait dissocié, la laissant pleurer seule sur son clavier. Quand il avait repris pleine possession de ses moyens, elle restait enfoncée dans son siège, le visage sec et salé, le corps amorphe, voire catatonique. Mais son esprit ne dormait pas.
Elle lui avait parlé de Pablo et Catherine. Ça la bouffait, ça la rongeait. Elle avait peur de fermer l'œil, par crainte de revoir son visage. De plus en plus souvent, elle dormait à l'usine. Une couche de glaire dans ses poumons, elle toussait trop, elle crachait trop, pour penser à éteindre son mégot. Il avait bien vu juste. Discrètement, elle partait en vrille. Comme un motard sans casque. Le mieux à faire, c'était encore de se noyer dans le travail. Et le manque de sommeil, ça fait planer sans stupéfiants. Pour quelqu'un qui a les pieds sur terre, Suzanne pouvait parfois être éthérée.
Il fallait creuser. Il fallait la pousser dans ses retranchements.
— Mais encore ?
— Et tu crois que ça veut dire quoi, ça ?
— Mais si, voyons, tu sais pourquoi. À ton avis ?
— Plus profond. Plus profond.
Elle le sent, c'est certain. Ça s'appelle plus battre de l'aile, à ce stade. C'est un colibri.
Oui, je sais. Mais je ne comprends pas pourquoi. Et elle ne m'en parle pas. Elle fait comme si elle ne se doutait de rien ! Comme si tout était normal ! Et le pire, c'est que moi aussi, je fais ça.
Je crois que… j'ai envie de nous détruire. De me détruire. Que tout ça cesse. Table rase. Terre brûlée. Les feux de forêt, ça fait des terres fertiles. Et des glissements de terrain, aussi.
Je suis quelqu'un de détestable. Subjectivement, par mes idées, quand j'observe mon esprit, quand j'analyse mon comportement, objectivement. C'est indéniable. Depuis longtemps. Le monde ne tourne pas rond, puisque quelqu'un d'à ce point détestable existe.
Je me hais.
— …. Mais encore ?
— Tu te dis pas parfois que c'est autre chose ?
— Tu en es sûre comment ?
— Peut-être. Ailleurs, ailleurs.
Parfois, je voudrais être toi. Catherine. Marie. Gustave. Pablo. Même Jean-Pierre. N'importe qui d'autre. Mon existence est immorale.
— … Bon, ok. Assez rigolé. Ça n'a plus rien de marrant. Maintenant, j'en ai marre.
Il en avait eu sa claque, alors, elle aussi, sur le coup. Ça l'avait réveillée. Pas de sa catatonie, mais de son apitoiement. Rétrospectivement, c'était de l'égoïsme rationalisé, pas de la thérapie. Écourter la blague, c'était aussi la lui couper, et s'il y avait une chose qu'il valait mieux ne pas couper à Hertz, qu'elle soit ou non dans un état vulnérable, c'était sa chique. Elle avait le chic pour vous le revaloir, et la rancune inventive. En fait, dans ce domaine, quand elle avait le feu, elle rivalisait avec Gustave.
— Allez, viens, on descend.
C'était un rituel. Si elle n'avait pas été aussi crevée, si elle ne s'était pas vidée à ce moment précis, ils l'auraient sans doute fait plus tôt. Le poste de commande n'était pas adapté à ce genre de conversations. Jim préférait les avoir dans la salle du Superordinateur lui-même, entourés d'azote liquide. C'était une salle où Gnosis prenait un aspect étrangement concret, matérialiste, démystifié ; pourtant, comme la pièce elle-même se trouvait hors du quotidien, elle faisait l'effet d'un décor surréel, presque sacré, et la tour, d'obsidienne et d'or, évoquait un totem. En somme, la crypte de l'usine était l'endroit parfait pour mettre son âme à nu.
Plus profond. Plus profond.
— Tu as déjà pensé à arrêter ?
Jim ne lui avait jamais posé la question. Jusqu'à ce jour. Il n'avait pas réussi à s'y résoudre. Mais il ne pouvait plus l'ignorer. Tout ça allait vraiment trop loin. Pour elle.
— Chaque jour, Jim. Chaque jour.
Lui aussi. Mais il savait pourquoi il ne le faisait pas. Une partie de lui savait, ou au moins, était persuadée qu'il continuerait même s'il se retrouvait en aussi mauvaise forme que son amie. Il se consumerait. Et il savait exactement pourquoi il s'y poussait.
— Qu'est-ce qui te retient ?
La gamine. Ça, c'était sa réponse. Mais Suzanne ? Elle, Jean-Pierre, et même Gustave, pouvaient jurer sur ce qu'ils voulaient qu'ils faisaient ça pour elle, à un certain niveau, Jim Moralès n'était pas un idiot. Ce n'était pas l'entière vérité.
Des fumées d'azote autour d'eux. Le froid leur perçait les poumons, les emportait en transe. Des reflets de lumière sur les veines du métal solaire. C'était comme des craquèlements dans une masse de ténèbres. Mais ce n'était pas ça. Ce n'était qu'un symbole, une icône. Jim espérait qu'elle réponde la quête, mais il voulait qu'elle aille plus loin. Au-delà. Plus profond.
Suzanne rit de bon cœur.
— Je vaux pas mieux que Matthieu Ducroc, hein ?
Elle n'avait pas la force de le frapper, ou de le repousser, à peine de tenir debout. Mais elle avait de la poigne, comme si toute la force qui aurait dû animer son corps, ses bras, ses jambes, s'était concentrée dans ses doigts. Elle le pinça au bras, au sang. C'était très bien. Il valait mieux qu'elle montre sa colère.
— Des idioties, grinça-t-elle. Des idioties d'adolescente. Je maîtrise, je plane, j'arrête quand je veux. Profiter de la vie. Dire non à papa et maman, dire non à la raison, dire non à l'univers. S'affirmer, envers et contre tout. Et se laisser aller…
« Des conneries, tout ça. »
Elle l'avait soufflé d'une voix de poitrine, montée du fond du cœur. Mais ce n'était encore qu'un faux-semblant. Quand la psyché part en fumée, où se trouve l'incendie ?
Les portes de la gloire s'ouvraient enfin devant les pieds de Gutave. Entré en grâce, il cueillait les lauriers, et récoltait enfin les fruits d'un patient labeur. Pourtant, lui aussi vint. Ça n'aurait pas dû le surprendre à ce point. Même quand les gens vont mieux, ça peut leur faire du bien de s'en rendre compte.
Il se vanta comme il lui plut, débordant de fierté. Les dragons avaient été sa grande victoire. Mais ce n'était que le début. Les robots posaient les fondations pour ce qu'il voulait réellement accomplir. Une révolution. Et elle était enfin à sa portée. Il fallut un moment avant que Jim se rende compte qu'il l'écoutait se soûler avec ses propres mots, tel Noé après le déluge. Il était tard, mais ça le réveilla. L'orage grondait, au dedans comme au-dehors.
— On descend ?
— À l'étage du dessous ?
— Non. Plus profond.
Gustave haussa les sourcils. Alors ainsi, il n'avait pas remarqué ? Jim n'était pas certain de ce dont il s'agissait, mais il avait souvent le nez creux, et dans le doute, toujours suivre son flair. Et son flair lui disait de descendre, ce soir.
Un moment, la conversation continua de flotter en surface. C'était assez agaçant ; de ses années dans la marine, Jim avait retenu que les courants profonds sont rarement ceux de surface, quand ils ne sont pas carrément l'opposé. Il en allait plutôt de même avec l'attitude de son ami. Impossible de dire ce qui traînait en-dessous de ces cellules de convection psychologiques, mais ça n'avait ni à voir avec la confection de ses robots, ni avec les ragots kadiciens sur sa condition capillaire, et encore moins avec son fils qui ne l'appelait pas. On revenait sur les robots. C'était assez logique, ça lui prenait pas mal de temps en ce moment. Trop logique, même. Jim décida de tenter un coup de bélier classique qui n'engageait à rien, mais permettrait de sonder le terrain.
— Et si ça ne marchait pas ?
Gustave frissonna. Ça pouvait être le froid. Le prof de sport se concentra. Les prochaines secondes lui donneraient la réponse.
— C'est… non, j'ai confiance. Je suis en veine en ce moment.
C'était donc ça. Jim soupira, soulagé. Ce n'était pas bien grave. Mais ça valait toujours le coup de s'en occuper. Le soleil dissipe la nuit mais crée des ombres ; négligez-les, et elles vous engouffrent sous vos pieds.
— Il se peut qu'il suffise que ça soit pas impossible, tu sais. Tu crois vraiment que ça peut pas arriver, ou bien tu veux le croire ?
— Il y a toujours une possibilité, admit Chardin, pour une fois peu ravi de l'infinie variété des possibilités.
— N'est-ce pas ? Et la question, c'est : « si ? » Je crois que ça te traîne à l'arrière du crâne. Si tu laisses ça te travailler la caboche en sourdine, y'a pas à dire, ça va te miner.
Gustave fit quelque pas, les doigts coincés sous les aisselles pour préserver la chaleur de son corps. Ça mijotait sévère dans sa cocotte-minute. Enfin, il siffla un juron entre ses dents et lui dédia un regard venimeux.
— T'es chiant, tu sais ?
— C'est ma spécialité, chef.
Pendant la demi-heure qui suivit, Jim cuisina Gustave à point. De temps en temps, il le faisait revenir sur des sujets où le gus présentait un peu trop de résistance, mais dans l'ensemble, ce fut du bon boulot. La parlotte, ça brasse beaucoup de choses, beaucoup d'air en particulier ; mais contrairement à ce que vous pourriez penser, faire du vent n'a rien d'un superflu. D'une, c'est une fonction naturelle de l'organisme ; de deux ça amène la paix de l'esprit ; de trois, s'aérer c'est s'ouvrir des chemins, travail crucial pour savoir où on va ; et de quatro, changer d'air, c'est de ça qu'est fait le temps, vous connaissez la musique. Comme disait Raymond : si vous ne ramez pas, brassez ; si vous ne brassez pas, rampez ; si vous ne rampez pas, coulez ; et si vous avez coulé, alors là, on touche du bois, et il ne reste plus qu'à ramer.
Toutefois, Moralès n'était pas homme à bosser à l'œil. Il passait si bien pour un idiot auprès de ses élèves que ses collègues, parfois même ses amis, s'y laissaient un peu prendre. Ils auraient dû savoir. Des hommes, des yeux, et même sa bosse, il en avait roulé. Il est deux choses certaines en ce monde : la mort, et Moralès. Tôt ou tard, l'un comme l'autre prenaient leur dû. Et ce soir, c'était Gustave qui passerait à la casserole.
— Tu sais, dit-il juste comme celui-ci allait partir, il y a un truc que je ne comprends pas.
Un temps d'hésitation. Un pied qui reste en l'air, flotte un moment, oublie la gravité. Il se posa selon un angle qui fit sourire sa pauvre âme de pêcheur. Bien. Le Chardin était pris dans ses filets.
Tout l'art, si l'expression n'est pas trop pimentée pour vous, consistait maintenant à doser soigneusement ses mots. Si vous étiez assez huileux, vous pouviez saisir sans trop donner, ça glissait tout seul. Pas assez, et ça accrochait, toute la texture de la discussion en était gâtée. Trop, et vous étiez grillé.
— Jean-Pierre et Suzanne me prennent pour un aveugle, mais au royaume des borgnes on ne voit pas la paille qu'on a dans l'œil, pas vrai ? Il y a pas que la gamine. Ça vaut pour toi, ça vaut pour moi aussi, on a tous nos motifs… mais des fois, j'ai l'impression que tous les trois, vous êtes un peu sur la même longueur d'onde, je capte pas… Je veux dire, c'est bizarre, parce que ton truc, Gustave, c'est créer, inventer, innover, alors qu'eux deux, leur quête… j'ai plutôt l'impression qu'ils déchiffrent, qu'ils creusent, qu'ils déterrent, des trucs qui étaient déjà là avant. Je sais pas, j'arrive pas à relier ces choses, j'ai l'impression que tout vous oppose, ça me tarabustine, c'est tout…
Gustave demeura un moment pensif, le front plissé de sagesse, à se gratter le bouc dans un long « Hmmm… » pensif. Jim redoutait d'en avoir un peu trop dévoilé. Mais finalement, Chardin se mit à verbaliser.
— Vois-tu, Jim, j'ai l'impression que ton problème procède d'une incompréhension fondamentale de ce qu'est le savoir… Tu sembles confronter invention et découverte, quand en réalité ces deux termes, même sur le plan lexical, sont parfaitement interchangeables. Tu n'es pas le seul, loin s'en faut. Mais ce que j'en suis venu à comprendre – et Suzanne et Jean-Pierre avec moi – c'est qu'en réalité, la vérité, ça n'est pas révélé (que ce soit par un Dieu, par la logique, ou par un procédé complexe mêlant modèles, systèmes d'évaluation empirique, communauté scientifique et autres recherches des trésors que recèlerait la science). On ne trouve pas la vérité. La vérité, ça se construit.
— Sans blague !
— Paradoxal, n'est-ce pas ? La science est un art, et comme tout art, elle a ses règles, ses écoles, ses modes d'expressivité et sa dimension psychique.
— Joue pas avec les mots, Gustave. La médecine aussi est un art, pourtant on construit pas grand-chose avec.
— J'imagine. Bien, fi des préambules oratoires, je vais donc essayer de t'expliquer l'idée. Comment décrirais-tu le réel ?
Euh… comment répondre à une question pareille ? Saperlipopette, c'était vaste comme l'histoire de l'humanité, et profond comme le monde. C'est pas une question qui se tranche sur le vif, entre le fromage et le dessert. À un niveau fondamental, c'étaient à ça que servaient la science, et la mathématique, et le langage… ou peut-être pas ? La cognition humaine était adaptée à la communication, à la survie, mais pas forcément à la réalité ? Deux phrases, et il touchait déjà aux limites de l'entendement humain.
— Je me rappelle avoir lu un truc là-dessus… y'a ce gars, Leibniz, qui espérait que le « livre de Dieu » soit écrit en langage mathématique, mais l'autre, il disait genre : « Mec, on n'a même pas réussi à démontrer que 1+1=2 en réalité, on a toujours besoin d'axiomes et de présupposés et d'autres trucs. »
— Hé bien je suis de cette école. Vois-tu, pour moi, ce qui existe, ce qui est réel, échappe totalement à notre entendement. Prends une chaise, par exemple. C'est un objet bien clair, délimité, et différent de toi si tu t'assieds dessus. Il possède une définition, une essence, pourrait-on dire, qui le distingue du reste de la réalité physique. Hé bien il se trouve qu'à un niveau moléculaire, si tu t'assieds dessus, la chaise et toi échangez joyeusement des électrons en permanence. À un niveau quantique, les particules ne sont même pas clairement situées dans l'espace, il y a toujours une probabilité infime qu'un neutron de ta chaise se trouve en fait sur Jupiter. À quel point ces réalités-là sont-elles indifférentes et étrangères à ton idée de chaise ! Et si la chaise n'est pas fondé dans sa nature propre, mais seulement dans ton esprit, qu'est-ce que ça signifie pour la réalité ?
« Ça signifie qu'on ne peut pas décrire la réalité. Pas un mot. Pas une idée. Pas même une perception. La réalité, c'est un vaste ça, une chose, un truc, où il faut tout remélanger, et dont on ne peut rien dire. Je ne parle pas d'une mêlasse de particules quantiques, hein, ça c'était une analogie pour t'aider à comprendre la différence entre nos perceptions et l'univers qui se trouve au-delà. En fait, nous ne savons même pas si la réalité est faite de particules quantiques, pas plus que nous ne pouvons dire si cet ordinateur est vraiment noir et or… ou si il est un objet séparé du reste de la pièce, et de nos corps.
— En gros, tu veux dire qu'il existe une distinction entre la chose en elle-même, et la chose perçue, qui est celle à laquelle nous pouvons attribuer des propriétés. C'est pas bien sorcier. C'est un peu gros parier que de sortir que toute la science est pure invention sur cette base-là.
— Vraiment ? Réfléchis donc, Jim. Si la réalité est inatteignable, alors la connaissance ne peut pas en provenir. La nature réelle de la science, c'est d'être un discours intersubjectif. Le savoir est une vaste création humaine, une invention, le grand-œuvre d'art de l'humanité – ou plus encore, dans la mesure où des esprits artificiels participent aussi de son élaboration. C'est une troisième réalité, qui agrège et transcende celles où nous vivons toi et moi : à la réalité perçue l'individu, il faut ajouter celle que construit le collectif. Le projet scientifique a ceci de particulier qu'il prétend expliquer la chose en elle-même, mais c'est une illusion, pour ne pas dire de la propagande. La réalité, c'est que cette tour de Babel nous permet de rêver à l'éternité, et satisfait notre faim de puissance.
— En d'autres termes, il y a la tarte tatin en elle-même, la perception idéo-sensorielle subjective que chacun de nous avons de son apparence, de ses odeurs et de ses propriétés nutritives, inséparable réellement de notre propre condition physiologique, et enfin, il y a la tarte tatin que nous nous sommes mis d'accord pour découper, partager, et surtout manger.
Dit comme ça, c'était toujours plus clair. Les problèmes philosophiques sont toujours plus faciles à digérer avec la tarte tatin. Grandeurs et miracles de la philosophie, ce dont parlait Gustave, c'était de rien moins que la multiplication des tartes !
Chardin hocha la tête, et appela le monte-charge. Il était rassuré sur ses capacités, et venait d'étaler sa science : affaire rondement menée, de son point de vue. Sans doute s'estimait-il gagnant au change, dans la mesure où il croyait n'avoir rien cédé de valeur ; peut-être, ceci dit, ne connaissait-il pas non plus le plein prix d'une oreille attentive aux confidences de minuit. Si c'était le cas, et qu'il s'imaginait que tout cela était insignifiant, cela ne changeait rien, l'échange restait honnête ; mais Jim se désolait tout de même de cette ruine de l'âme qu'il soupçonnait parfois chez ses amis. Cette inconscience de la valeur réelle des choses… enfin, réelle n'était peut-être pas le mot. Sûrement, son ami lui avait fait cadeau d'un trésor, par simple appréciation pour cette merveille banale qu'est l'amitié.
Les deux hommes montèrent ensemble vers la surface.
À trois heures cinquante-sept du matin, Jean-Pierre saisit le crâne d'une main, et du regard il affronta la mort. Le regard de la mort, s'était-il d'abord dit, avant de songer que c'était précisément l'absence, le néant, l'impossibilité à employer ce mot qui en faisaient un grand frisson. Il avait toujours, sans se l'avouer, rêvé de faire ça. C'était un viol secret d'une bienséance, d'une croyance, d'un interdit sévèrement intériorisé, et un vertige. Le plus étrange était qu'il ne ressentait rien. Une posture, vraiment. Il joua un moment à essayer de se donner conscience du poids de ce petit bout d'os.
Si on me découvrait…
Ce n'était qu'une enfant…
Mon Élizabeth est à peine plus âgée…
Un jour, ce sera moi. Un jour, ce seront nous.
Dans la pièce, les fossoyeurs jouent avec tes osselets.
Contemple qui tu es, en devenir, et déjà, sous ta peau.
Crains ! Le visage de Dieu !
Le plus étrange était peut-être qu'il ne ressentait rien. Une posture, vraiment. Non, en fait, une imposture. Quelle vaste blague ! Il se mit à glousser ; il ne pouvait s'empêcher de se demander si son rire ne sonnait pas quelque peu hystérique. Une faiblesse face à la mort ; il n'y a rien de faible à oser s'y frotter, à ce qu'elle vous mette à genoux. Une fois que le rire s'épuise, c'est que vous l'avez conquise. Non, hystérique, son rire ne l'était pas : c'était le défi du guerrier, au fond du désespoir, qui se familiarise avec une vieille amie…
La clé est dans la mort. Oui, ultimement, c'est la réponse à tout. Et la libération. Assez littéralement, il connaissait la solution. Mais du coup, son problème, c'était les vivants. Pour eux, il n'avait que trois armes. Convaincre, persuader, manipuler. En fin de compte, elles n'étaient que les trois faces d'un unique et même sceptre ; trois sortilèges qui réclamaient un tribut différent. Voulait-il réellement révéler à Suzanne, lui partager sa force, lui faire don de son sang ? Parviendrait-il à séduire Gustave, à accrocher son cœur en lui créant la parfaite symphonie, l'agencement optimal des propos et des émotions dont cet homme avait soif ? Quant à Jim… c'était toujours un jeu dangereux qu'il jouait avec Jim, une danse des reflets, des mirages et des ombres. Jusqu'où pouvait-il tendre la toile, à combien de nœuds monterait-il, poulies tendues, cap ferme et lisse oblique, avant qu'il ne s'empêtre, s'emprisonne dans ses liens, chaviré, noyé comme le sujet du chef-d'œuvre inconnu sous les strates de couleur, de détails, d'inventions, faux-semblants oubliés et spectres de réalités ad hoc ?
Un mois avait passé. La réponse l'appelait, aussi claire qu'au premier jour ; il n'avait plus de doutes. À présent, là était la question.