Chapitre 4
Naissance de la Sagesse
Dans la vie, il y a certaines choses qu'on peut univoquement qualifier d'erreurs. Oh, bien sûr, nos cerveaux formidables sont tout à fait capables de rationaliser n'importe quoi, de la forme des nuages à ce jour où elle avait accepté de sortir avec Jean Laplace. Car on apprend de tout, et ces leçons de vie sont très précieuses. Qu'il vous manque une jambe, vous finirez par en être fier, par déclarer que ça vous a permis de voir le monde différemment, de mieux comprendre la société, et votre corps, et des tas de choses, oui, vraiment, ça fait de vous la personne que vous êtes. Évidemment, c'est ce qu'il y a de plus sain : l'alternative n'est guère enviable, et puis enfin, ce n'est pas comme si vous pouviez la faire pousser pendant la nuit, cette jambe. Alors célébrez les boiteux, les borgnes et les éclopés, les armées d'invalides à la gueule cassée par une vie tordue, car après tout, rien ne va droit dans la réalité. Réjouissez-vous de la chute des empires et de l'impermanence des choses, aspirez à la mort, et répétez en chœur que c'est dans ses limites que l'existence trouve son sens et sa beauté. Très peu pour elle, merci. Que le monde marche sur la tête si ça lui chante, elle elle avait la sienne sur les épaules, et deux pieds sur la terre, et même si ce n'était pas enviable, au moins elle appelait un chat un chat : la vie de Suzanne Hertz était une longue suite d'erreurs.
Enseigner avait été une erreur. Oh, bien sûr, elle en avait appris : qu'elle avait eu la tête dans les étoiles, à rêvasser qu'une gamine privilégiée à la scolarité immaculée propagerait son feu sacré à tous ces cancres-là, abolissant à son échelle, dans sa classe, dans son havre, le poids des injustices institutionnelles et de la reproduction sociale ; qu'elle était fondamentalement impuissante à combattre localement l'inertie d'une institution et la structure des rapports de force préexistants, sans même parler du monde ; qu'une cause qui tient à cœur blesse plus profondément. Qu'avait-elle décidé ? De rester, se battre, tenir le rang, comme un petit soldat. Elle l'avait décidé chaque jour depuis ses vingt-trois ans.
Garder l'enfant avait été une autre erreur. Elle n'était pas une bonne mère. Quitter Jean également, cela avait détruit sa fille pendant plusieurs années. Enquêter sur Gnosis. Tromper Catherine. Laisser Delmas lui parler de la clé. Chaque seconde qu'elle avait passée à s'apitoyer sur son petit ego meurtri. Autant d'erreurs.
Elle n'avait pas la tête au cours. Ça se mettait à bavarder dans les coins. Rien à faire. Même pas envie de faire la discipline. Qu'ils caquettent, bêtes qu'ils sont. Ça l'intéressait pas, de toute façon. Eux. Leurs petites personnes. Leurs petites vies minables. De toutes façons, ils allaient tous foirer. Se prendre des claques. Tomber de haut. Les plus chanceux s'inventeraient des succès. Pas un seul de ces idiots bénis n'aurait la chance d'atteindre ses objectifs ; au mieux, il se trouverait une poignée d'imbéciles heureux, et ce n'était certainement pas ses équations sur la tension, l'intensité, la résistance qui changeraient leurs vies.
— Assez ! s'écria-t-elle d'un coup, se surprenant elle-même dans son mouvement d'humeur. Silence ! Cessez de bavasser ! Et vous, Lizzie, cessez de ruminer. Si vous collez cette chique sous cette table, je vous promets que vous partagerez son sort, quatre heures, ce samedi. Et Sorya, je suis heureuse que le courant passe avec ce brave garçon, mais continuez à en parler en cours, et vous ferez un exposé sur vos histoires de cœur à tous vos camarades. Suis-je bien claire ? Reprenons. La loi d'Ohm… la loi d'Ohm…
Catherine. Catherine était partie. Et elle se défoulait en menaçant une pauvre gosse, en la jetant au pilori, elle et sa vie minable, mais toujours moins minable que celle de la grosse ratée qui tenait le crachoir. Pauvre sous-merde. Le masque avait glissé. Pourquoi se taisaient-ils, maintenant ? Comment ces petits cons pouvaient-ils obéir à ses ordres, avoir peur de cette coquille vide, sur le point de craquer, ce fantôme de personne ? Du coin de l'oreille, sous le bruit des cahiers qu'on ouvrait, des pages de manuel qu'on tournait, elle entendit Della Robbia souffler à son voisin :
— Hé ben, elle est tendax, aujourd'hui, la Hertz.
Ha. Tendue ? Survoltée, oui. En train de péter un plomb. Elle en cassa sa craie. Encore cinq minutes. Cinq minutes à dicter le chapitre, puis elle les balancerait dans un chapelet d'exercices. Ça lui laisserait le temps de réfléchir.
Et à quoi ? Réflexion faite, c'était tout vu, sur tous les plans. Miroir, mon beau miroir, qui est la plus laide du monde ? Mais c'est la petite Suzie, voyons ! Sous ses yeux, des poches de secrets. Mensonges et dissimulations, faux-semblants et façades ; que diraient-ils s'ils savaient ! Elle savait, elle. Elle savait tout. Elle savait pour Pablo ; Catherine, non, elle n'avait jamais su. Elle savait pour Maya ; ça, Jim ne s'en était jamais douté. Et elle avait compris, pour le cerveau… ça, si Jean-Pierre l'apprenait, il en ferait une crise cardiaque. Des mois qu'il salivait secrètement à l'idée d'ouvrir la tête de la gamine pour y trouver la clé, le squelette de Gnosis, ce que les circonstances de sa découverte l'avaient laissé rêver… qu'il apprenne qu'elle rendait ses cachotteries au centuple, et ce serait sa tête à elle, qu'il casserait. À défaut de clés, il y trouverait un beau blob. Tout ce bordel qui bouillonnait, rebondissait, bloquait et débloquait et lui empoisonnait la vie – répandu sur le sol du labo, comme une pastèque pourrie. Ouais, ça lui ferait du bien de se faire vider la tête.
Le pire, au fond, c'était encore la gosse. Au départ, ça avait presque été innocent. La tactique du pied dans la porte ; elle s'en apercevait, maintenant. On le fera plus tard, avait-t-il dit. Il y a d'autres priorités, disait-elle le lendemain. Puis mieux valait ne pas trop le communiquer : il l'avait souligné, c'est à peine un mensonge, tant que ça reste un objectif secondaire. Ou même tertiaire. En vérité, vois-tu, c'est surtout qu'il manque à Jim une vision d'ensemble ; il a du mal à percevoir tous les enjeux, tout l'intérêt, toute l'importance, des problèmes plus intellectuels ; il était pour autant essentiel de s'assurer sa coopération. Quelle conne, quand elle y repensait. C'était pas des ficelles, c'était des cordes, grosses comme le bras. Et dire qu'il lui avait fallu la confusion complète de sa rupture pour se rendre compte de ce qu'il avait fait, de ce qui s'était passé… Un cerveau ? elle ? Et ça croyait pouvoir entrer dans le secret des dieux ? Manipulée, comme une bête marionnette, traîtresse universelle, grande dissimulatrice, prêtresse des ombres, vipère à la langue double ; faites la lumière sur tout ça, que reste-t-il ? Rien. Dissipez les ténèbres, démantelez les illusions, et voilà ce qu'il reste. Suzanne Hertz se dissout.
— Madame ? Vous allez bien, Madame ?
Des rumeurs dans son dos. Ça s'agitait. La petite Delmas. Pauvre trésor, avec un père pareil, pas étonnant qu'elle vire pimbêche. Au fond, elles étaient deux femmes, sous la coupe de cet homme. Si on pouvait appeler ça un homme… si on pouvait appeler ça une femme…
En tous cas, il était temps de redescendre sur terre. Elle avait perdu le fil. En fait, elle s'était complètement arrêtée, en plein milieu d'un cours. Il lui fallut un temps pour reprendre ses esprits. Clairement, elle n'était pas en état. Elle avait perdu pied. Depuis combien de temps n'avait-elle pas fait une bonne nuit, d'au moins six heures ? Plus rien n'était vraiment réel, sa vie s'écroulait… elle était en plein naufrage, et son esprit en pleine divagation. Un bref moment, elle fut tentée. Décréter qu'ils étaient à l'étude, aller voir la médecine du travail, se faire porter pâle, prétexter à Jean-Pierre l'épuisement après son travail sur Gnosis. Sauf que ça ne passerait pas. C'était trop évident, le vieux renard reniflerait l'arnaque. Elle était prisonnière. Elle ne pouvait pas se permettre de donner le moindre signe de faiblesse. Pas avant d'avoir pris une vraie décision.
Elle ne pouvait pas partir. Elle devait tenir.
Heureusement, elle terrifiait les mômes. Oh, pas au plus profond de leur cœur – pour la plupart –, juste assez pour les faire taire d'un regard. C'était à peine s'ils osaient chuchoter, alors qu'elle venait de bugguer pendant plus d'une minute… sans doute.
— Oui, désolée, Lizzie. Et merci. Je suis ravie de vous voir si assidue dans vos études. La loi d'Ohm, donc. Pouvez-vous m'expliquer en quoi elle consiste… Poliakoff ?
Et elle avait failli punir Lizzie, qui venait de l'aider ! Bien joué, vieille sous-merde. Reprends-toi, pauvre idiote. Un sarcasme envers ce jeune idiot, donner la main à un élève plus compétent – Pichon, une valeur sûre – et rebondir sur la suite du chapitre. Ne pas repenser à Gnosis, à Maya, ou à Jim, ou à Catherine, ou à Jean-Pierre. Ou à Lizzie, d'ailleurs. Pauvre gamine. Qu'est-ce que Suzanne serait devenue, si elle avait grandi avec Jean-Pierre pour père ?
Et voilà, Poliakoff se plantait – non sans panache. Il avait du bagout, le garçon. Avec un peu de chance, ça lui serait utile. Il ferait illusion. On allait loin, en faisant illusion. On pouvait réussir. Tant qu'on était aussi sincère, et droit dans ses chaussures. Elle renvoya la balle à son voisin. Une petite crapule intelligente, mais pas brillante du reste. Une tronche de bureaucrate avec des rêves de grandeur. On pouvait se planter, avec ce profil-là. Allons. Se concentrer sur ses élèves. Elle pouvait tenir.
Elle risquait gros. Tellement gros qu'elle n'en avait plus rien à faire. Tout ça la fatiguait, de toute façon. Elle était trop crevée pour se faire du mouron. Il piquerait peut-être une crise ; qu'à cela ne tienne. Elle en avait ras-le-bol. Et puis, elle était très capable d'ignorer la sensation de froid qui lui fichait des frissons dans ses os cassants. Elle poussa la porte et passa en coup de vent sous le nez de Nicole.
— Ah ! Il est en…
La secrétaire ne termina jamais sa phrase. Un regard fulminant la réduisit au silence ; Suzanne Hertz déchaînée venait, sans même y prêter attention, de décocher son regard de Gorgone sur ce cerbère, comme s'il s'agissait d'un vulgaire collégien. Vraiment, en cet instant, elle se sentait prête à voler dans les plumes de Satan ; qu'est-ce qu'elle avait encore à perdre, à part la vie ?
— Jean-Pierre, il faut qu'on parle.
Comme Nicole ne l'avait pas dit, il n'était pas en réunion avec un parent d'élève. Il se trouvait tout simplement que de l'autre côté de son bureau, un homme était assis, un grand dadais au front immense, qui souriait d'un air gêné et n'allait pas tarder à disparaître.
— Suzanne, je suis avec…
— Débarrassez le plancher.
— Suzanne !
Là, il était outré. Parfait. C'était la pire manière de commencer une conversation sensible. Tant pis, tant mieux d'autant. Elle en avait plein le cul, des conversations sensibles. Le vieux renard le sentit bien.
— Hem… vous me voyez navré, monsieur Belpois. Il semble bien…
— Oh, ne vous en faites pas. Je vois ce que c'est. Ce sont des choses qui arrivent.
— Pas souvent. Pas ici. Je vois ça rapidement, je vous reprends dans cinq minutes.
Se triturant les mains d'un air contrit, presque obséquieux, le proviseur raccompagna le visiteur jusqu'à la porte, qu'il lui claqua au nez. Une fois l'intrus sorti, il se tourna vers elle, toute trace de gêne disparue. Et, étrangement, sans colère. En fait, il paraissait… inquiet. Cet homme était-il donc capable d'empathie ?
— Catherine est partie. Elle m'a quittée samedi.
Si la première phrase le laissa confus, la seconde lui arracha un haussement d'épaules. Il lui dit même, d'une voix monocorde :
— Navré pour toi. Et donc, tu viens me voir pour quoi ? Pas d'attaque de Bélial ?
Pas d'attaque de… Suzanne comprit pourquoi il n'avait pas été plus difficile. Oui, décidément c'était bien le Jean-Pierre qu'elle connaissait.
— Je vais poser un congé maladie. Je file voir la médecine du travail cette après-midi même.
— Bonne idée. Crois-moi, j'aimerais pouvoir en faire autant.
Elle roula des yeux tandis que lui regagnait son bureau machinalement. Il était tellement… prévisible.
— Tu n'y es pas. Ça vaut aussi pour Gnosis. Surtout pour Gnosis, même.
Les yeux baissés sur un tas de paperasse qu'il triturait du pouce, Jean-Pierre Delmas fronça ses sourcils sel et poivre. Suzanne pouvait entendre les rouages tourner. Et l'orage qui grondait dans sa barbe. Dans un instant, il se mettrait à tonner, déverserait une oraison tempétueuse de cent raisons indénombrables, à la raison indémontable, et son ouragan d'arguments l'emporterait avec lui, et la retournerait comme une chaussette. Ces démonstrations d'éloquence, elle en avait déjà fait les frais : cette fois-ci, elle comptait bien tenir sa position, et pas question qu'il la balaie d'un revers de la langue. Si elle ne l'empêchait pas de retrouver son rythme, c'était foutu.
— On est humains, Jean-Pierre. Pour tout ce que cette machine peut faire – nous guérir de la mort, nous amputer de notre besoin de sommeil, nous affranchir du temps –, malgré ce que tu souhaites, malgré ce que nous poursuivons… enfin, nous n'y sommes pas. Pas encore, tout du moins. Et nous n'y serons jamais si on s'use à la corde au moindre signe de progrès !
Un laïus mou, léger comme un kilo de guimauve. Ce n'était plus une exigence, c'était un plaidoyer. Est-ce qu'elle n'était pas prête, une minute plus tôt, lorsqu'elle était rentrée dans ce bureau, à lui remettre sa démission et à claquer la porte ? Où était donc ce feu, où était son dégoût, cet écœurement profond qui l'avait convaincue qu'elle était incapable de continuer cette folle aventure ? Jean-Pierre n'avait rien dit, pourtant. Elle le voyait, en face d'elle, la mine fermée, ses yeux marrons brûlant d'une rage sombre, il… l'écoutait. Silencieusement. Froidement, même. Mais ses lèvres étaient scellées, pincées. À quel jeu jouait-il ? Avec cet homme, il y avait toujours un jeu ; il ne montrait jamais sa main. Des secrets, des ficelles et des cordes. Et pourtant… pourtant, comme il ne parlait pas, l'écho de la passion qu'il avait exprimée, par le passé, semblait faire son travail pour lui. Émousser sa colère. Anesthésier ses convictions. Ou peut-être – sans doute était-ce cela – qu'il se contentait de laisser sortir de terre le fruit d'un long labeur, et discrètes semailles. Suzanne sentit une panique monter en elle ; à ce rythme-là, elle allait perdre. Perdre tout, perdre elle-même.
À ce stade-là, peu importe ce qu'on dit. Elle en avait assez de réfléchir. Elle écouta sa peur, cette piètre conseillère. Quand on mise à l'aveugle, ça paraît indécent, chaotique, désinhibé – imprévisible. On frappe sous la ceinture, quitte à se rendre vulnérable à toutes sortes de magnanimités, de confidences mesurées, d'humilités précises et manufacturées. En plongeant dans la brèche, on expose son flanc. Qu'à cela ne tienne. Invincible, sûre d'elle-même, elle plongea dans l'abîme :
— Dis-moi, Jean-Pierre… Qu'est-ce que ça t'a fait, quand Julien est parti ?
C'était un coup dangereux, mais s'il y avait, par ailleurs, une chose qu'il était certainement, c'était satisfaisant. Ce salaud était maintenant mal à l'aise. Même lui, il avait son lot de cordes sensibles. Ce refus d'accepter, de chercher à comprendre – lui qui estimait tant la connaissance, et le pouvoir qu'elle confère – ; ses défaites personnelles, ses certitudes ébranlées, ces choses dont ils ne discutaient jamais, car l'un comme l'autre savaient pertinemment qu'ils ne pouvaient s'entendre sur la question, et seraient condamnés à un dialogue de sourds. Ce simple nom constituait un vrai casus belli – quel lâche homme ignorerait une offense évidente ? Les émotions surpassent la diplomatie, et ses enjeux, et les froids raisonnements. Une mâchoire qui se crispe, un souffle qui se fige ; la pupille se rétracte, le cerveau voit tout rouge, toute la machine esclave de la biologie ramène l'esprit à ses limites. N'était-ce pas tragique, Jean-Pierre ? Pouvait-elle jubiler ?
— Honnêtement ? Colère. Vengeance. Refus. Toutes sortes de pensées qui tourbillonnent dans ta tête, inutilement, pendant quelques semaines. C'était stupide… irrationnel. D'ailleurs, ce n'est pas elle qui est partie. C'est moi qui l'ai jetée hors de ma vie. Hors de mon monde, et hors de mes concepts. Qu'elle soit ou non ce que tu dis – ce qu'elle prétend être, ou il, si tu y tiens –, dans le fond, peu importe. Nous étions incompatibles. Trop différents pour nous entendre, trop différents pour nous comprendre. Peut-être, parfois, je me dis… je me demande si une part de ce qui rend Gnosis si important pour moi ne provient pas de là. Le pouvoir de changer le passé, ou de le surpasser… tous ces secrets, et d'autres encore, dorment dans cette machine, et dans ce méta-monde.
« Tu as raison. Nous sommes toujours humains. J'ai, quelquefois… du mal à m'en souvenir. Tu as besoin de temps, prends-en. Et reviens-nous plus forte. Nous aurons… j'aurai besoin de toi, pour avancer. »
Une grande main, ferme et tendre, dans son dos. Les yeux profonds, ouverts, les ridules soigneusement contractées, d'un ami. Sincérité, humanité et vérité. La trinité parfaite d'un cœur honnête. Et elle sentit une telle chaleur, des larmes sur ses joues. Évidemment, elle reviendrait. À quel degré de fatigue devait-elle être, pour s'être mise dans cet état ? Il lui était à la fois clair qu'elle se faisait manipuler, et qu'elle était paranoïaque de le penser. Comme toujours, ce que disait Jean-Pierre était logique, censé, posé et réfléchi. Même quand il s'agissait de démonter le crâne d'une illusion de personne pour y récupérer le Graal, il restait mesuré. Profondément humain.
Avec sa permission, elle délaissait le code, et elle partait se la couler douce. Se ressourcer. Redevenir elle-même. Pour revenir plus forte, comme un petit soldat, reprendre sa place dans l'univers. Elle sentit dans sa poitrine un barrage céder, comme si son sang se remettait à circuler à flots ; de ce dernier directement issues, des larmes débordèrent par ses yeux, claires, brillantes, déformant sa vision. Elle quitta le bureau du directeur avant la fin des cinq minutes annoncées, libre comme jamais elle ne l'avait été.
Trois jours plus tard, au milieu de l'après-midi, mal réveillée et pas lavée, Suzanne sédimentait au fond de son canapé. Telle un immense psychrolutidé. Et pas moins dépressurisée.
À en croire les gens, décompresser serait une façon de retrouver pied. De se remettre en diapason avec le monde réel, avec soi-même. C'est ça, ouais. Elle, il lui semblait surtout que tous les os de son corps avaient fondu, et son esprit avec. Rien de tout ça n'était réel. Et si ça l'était, c'était que Suzanne Hertz au naturel, c'était plus affligeant encore qu'elle l'aurait cru.
La glace avait fondu. Le livreur avait eu la gentillesse de mettre la boîte juste à côté de la pizza, quand elle lui avait dit qu'il pouvait prendre le pourboire qui lui chantait. Il n'avait même pas fait de commentaire sur les vêtements par terre, ni sur les emballages de chips et les paquets de bonbons dégueus qu'elle n'avait même pas eu le courage de terminer. Quant aux conneries que racontait le téléviseur… le pauvre garçon avait fait irruption au milieu d'un épisode de télé-réalité. Il s'était donné beaucoup de peine, pour qu'elle ne voie pas ce qu'il en pensait, pauvre gosse. Tellement, en fait, qu'elle avait eu envie de jouer.
— Il fait un peu froid, non ? Il y a de la place pour deux, sur ce canapé… sur moi. Contre pourboire, si ça te dit. Alors ?
Il avait pris ses jambes à son cou sans demander son reste, évidemment. Pauvre chou ; il avait, quoi, trente ans ? Pablo non plus n'était pas vieux, avec ses trente-cinq ans, et pourtant à l'en croire, elle n'était pas sa première cougar. Mais même ainsi, les hommes… les hommes qui font l'amour ne savent pas dissimuler. Ses seins tombants, sa peau molle, élastique, et ses rides, son ventre, ses vergetures… les yeux de Pablo avaient été aussi parlants quand ils tombaient sur elle que quand ils s'enfuyaient. Pour lui, cela faisait partie du charme – pas de son charme à elle, mais du charme de l'affaire. Ses réactions n'étaient pas, dans le fond, si éloignées de celles du livreur qu'elle avait taquiné. Et elle avait obtenu d'eux exactement ce qu'elle leur demandait. Quelque chose que Catherine – ni aucune femme, vraiment – ne lui avait jamais donné. Un reflet dans leurs yeux. Une transaction utilitaire, voire une utilité froidement masturbatoire. Pas un autre être humain, avec sa profondeur, ses émotions à deviner, sa communication, qu'il fallait écouter, gérer, comprendre ou deviner, pour pouvoir faire semblant, pour convaincre, pour faire croire qu'on méritait ces sentiments. Les hommes ne s'exposaient pas comme ça, parce que les hommes ne regardaient pas comme ça. Ils restaient étrangers – surtout dans les moments les plus intimes. Suzanne préférait ça comme ça. Catherine, elle – et même, les quelques autres qu'elle avait connues, même les inconnues – avait toujours eu comme une sincérité, une honnêteté, une présence devant laquelle elle n'était pas à la hauteur, évidemment.
La glace avait fondu près des reliefs de son hawaïenne, et ses arômes de cerise devenaient entêtants. Elle attrapa le tupperware et but par cuillerées, comme on sirote de la soupe en sachets. Elle zappa.
— Oh, puis merde.
Elle étendit le bras, renversa un peu de glace fondue sur la couverture. Bah, ça ferait une tache, la belle affaire. Elle fit main basse sur son portable et elle fit défiler les contacts enregistrés jusqu'à Angèle. Hésita une minute, incapable de se rappeler pourquoi elle s'était dit que c'était une idée à proscrire. Comme aucune pensée ne vint contrecarrer ses intentions, elle pressa la touche d'appel.
« Salut, Angèle. C'est Suzanne…
Ouais, j'imagine.
Honnêtement, tu crois que c'est sauvable ? Je veux dire, si j'étais prête à… si j'essayais de changer.
Non, je comprends. Ça serait moi, une personne qui me fait ces promesses, c'est une alerte rouge.
C'est juste que… je sais bien que c'est moi, la fautive, dans l'histoire. C'est ma faute. J'ai merdé. Tu crois que je le sais pas ? Seulement… je croyais que tu étais mon amie, toi aussi. J'ai besoin… je sais pas. De ne plus être moi, j'imagine ? Parfois, je…
Non, c'est très clair. Tout à fait clair, en fait. Je dirais même, transparent.
Tu sais très bien. Arrête ton char, c'est évident. Ça faisait des années que c'était évident. Tu dois te réjouir, pas vrai ? Tu… Mais bien sûr que si ! quoi, tu voudrais me faire croire… Non, tu peux te mentir à toi-même, tu peux même lui mentir à elle – elle le sait très bien, de toute façon, mais ce n'est pas la peine de faire semblant, avec moi. Non, vraiment.
Et tu oses me dire ça ? Tu oses ! Oui, c'est moi, la sous-merde, dans l'histoire, mais je… attends une minute, tu l'aides, oui, très bien, sois là pour elle, elle a besoin de toi, elle mérite mieux que moi, mais tu crois quoi, que j'en profite pour faire des tournantes dans notre appartement ?… Non, je l'ai plaqué. Non, je n'avais pas besoin d'un homme, mais merci de le dire, je te croyais meilleure que ça.
Tu veux savoir ? Tu veux savoir, hein ? Pourquoi tu ne viens pas, tu verrais de tes yeux ! j'ai fait chanter Delmas pour poser des congés, je me morfonds devant la télé, et je me répète à longueur de journée que je suis une sous-merde… Je… Quoi ?! »
Une marée de rage la submergea. Il n'y avait plus de mots. Avec un hurlement qui lui brisa la voix, elle jeta le téléphone sur la télévision. Il éclata à l'impact, tandis que l'écran, tout à coup noir, se fissurait. Immédiatement après, un rai de lumière rouge, presque aveuglant, illumina les murs, un coup de vent souffla, brûlant, tout s'arrêta.
La vieille femme resta, bras suspendu droit devant elle, stupéfaite, interdite, à contempler le massacre. La moitié de son salon venait de… fondre ? Au sol, une masse fumante, liquéfiée, de verre et de métal chauffé à blanc ; en une poignée de secondes, la moquette prit feu.
Quelques seaux d'eau, fenêtres ouvertes, et heures abasourdies plus tard, Suzanne, nue, passablement échevelée, coincée sur son canapé dans une contemplation des ruines toxiques de son appartement, émit un long rire de gorge, tout aussi incrédule qu'au premier instant. Et, à moitié pour elle-même, elle verbalisa :
— Hé, Gustave… Jean-Pierre… Jim ? On dirait bien que je viens… de valider la théorie de la translation…
Ce n'était pas urgent – pas forcément – mais sans téléviseur, elle n'avait plus rien de mieux à faire. De toute façon, elle commençait à se demander si elle retournerait jamais taffer. Ici, au moins, elle était bien. Elle pouvait crever sous quinze mètres de flotte, dans le ventre d'un monstre, à moitié hors du monde. Une fin digne de Suzanne Hertz. Sa fille Marie hériterait de l'appart, peut-être aussi du poste de Brigitte, qui rêvait de quitter ce métier de dingos. Catherine serait plus libre de refaire sa vie avec Angèle – ou sans elle, à supposer qu'elle ait encore une fois fait sa crise minable de parano.
Il était minuit passé quand elle entra. Évidemment, Jim était là. Il parlait à la chose, le garçon. Un grand sourire d'enfant sur sa trogne mal rasée. Contrariant. Ma foi, Jim l'était toujours, d'une manière où d'une autre. Elle écouta leur insipide discussion d'une oreille distraite. Ils parlaient d'oiseaux, de poésie, et de conneries comme ça. Des choses dépourvues d'intérêt, aucune surprise à ce qu'une facette de Jim en soit piquée de passion. L'être polycéphale déblatéra ses paquets de bêtises pendant encore une heure, puis éteignit le moniteur, prêt à rentrer dormir. Elle sortit de l'ombre comme un diable de sa boîte.
— Aaah ! Suzanne ! tu m'as fait peur. Tonnerre de Thor, t'es plus blanche qu'un caleçon, je t'ai prise pour un revenant ! D'ailleurs, t'es pas censée être de repos ? Qu'est-ce que tu fais ici ? Me dis pas que tu bosses de nuit !
— Je viens de thermoblaster la moitié de mon appartement.
Silence confus. Elle contourna le grand dadais, en direction du terminal.
— Thermoblaster. Comme dans… sur… ?
Elle soupira mécaniquement lorsque sa vieille carcasse s'effondra sur le siège, et elle entra les codes d'identification. Immédiatement, le visage de Maya l'accueillit.
— Déjà de retour, J… oh… vous n'êtes pas Jim. Désolée, Madame Hertz.
— Ce n'est rien, répondit-elle, sans trop savoir à qui. Juste un téléviseur, ainsi que mon téléphone. Et je…
Une petite minute. Elle venait de fermer la fenêtre de Maya avant de faire proprement ses adieux, mais… elle se figea, à l'affût, telle une panthère qui entend un bruissement dans les feuilles, un bruissement que le vent n'explique pas.
— Écoute, Suzanne, tu travailles trop, tu ne devrais pas…
— Chhht !
Elle fit le vide dans son esprit, espérant qu'ainsi la trace de la pensée perdue se manifesterait. Travail ? Non… non, ce n'était pas ça. Pas le téléviseur, ou le thermoblaster. Pas le portable, non plus. Peut-être Jean-Pierre ? Pourtant, personne ne l'avait mentionné. C'était Maya qui…
Ça la frappa d'un coup. Maya ! Elle l'avait vouvoyée. C'était peut-être rien, mais… Est-ce qu'il aurait… oh, le salaud !
Elle se mit en chasse, frénétiquement. D'abord, d'une preuve des événements. Puis des détails de l'implémentation. Ça restait très grossier, mais il était plausible que Jean-Pierre eût réalisé toute l'affaire par lui-même, sans le concours d'un Gustave plus ou moins renseigné… et de ce qu'elle voyait, des résultats, il y en avait eu. En activant une tour, il avait pu la démonter, la disséquer dans ses moindres détails, jusqu'à ce qu'il eût déniché, en clé de voûte de son cerveau, un ensemble de fichiers que la clé RSA retrouvée dans le crâne de la gosse avait permis de déchiffrer. Mais de toute évidence, Jean-Pierre n'avait pas remarqué les subtiles protections que Waldo avait mises en place autour de cette clé.
Pourquoi, bordel, n'avait-il pas été fichu d'attendre ?! On n'enlève pas la pierre angulaire d'un système vivant sans conséquences ! Que cette espèce d'âne bâté n'ait aucune sorte de considération pour la gamine, ça, elle avait fini par le comprendre, mais il y a une différence entre être indifférent, et refuser de voir ce qui vous perce les yeux ! Maya était la seule à être capable de désactiver les tours, le programme le plus abouti et le plus travaillé de cette maudite machine, et sa conscience était intégrée de façon organique au noyau du système d'exploitation du Superordinateur ! On pouvait pas la démonter et la remonter comme un kit de Legos, et s'attendre à ce que le monde continue de tourner rond !
— Y'a un blème, Suzanne ? T'es toute pâlotte.
Tsss. Et voilà que butor s'en mêlait. Un instant, elle fut tentée de lui dévoiler le pot aux roses. Un bref instant seulement. Honnêtement, elle n'était pas prête à gérer Jim enragé. Surtout si la colère rendait capable ledit Jim de démolir un mur d'un revers de la main. Elle lui fit donc la version courte.
— Il se passe quelque chose sur Gnosis. Le cerveau a été modifié. Ça a sans doute un lien avec le fait que j'aie thermoblasté mon salon, tout à l'heure.
— Tu veux dire que… les deux mondes sont en train de se mélanger.
Cette magistrale sortie la tira totalement de sa fouille des logs. Elle ne se gêna pas pour pousser un soupir tout en levant les yeux au ciel.
— Bien sûr que non, Jim. C'est une idée idiote. On parle de science, pas de science-fiction. Même si des tours s'activent parfois pour nous donner sur terre des pouvoirs similaires à ceux dont nous dote Gnosis, c'est tout à fait comme quand Bélial décide de lancer une attaque. Rien de nouveau sous le soleil.
— Merci pour tes lumières, Suzanne. Ah, euh, et… j'étais dans la lune, mais…
— Quoi ?
— Tu as dit « le cerveau », non ? Qui était abîmé. Tu n'as pas dit « le cœur » ?
— Le cœur ? Non. Pourquoi ? Il y a un cœur ?
— Oui. Enfin, non. C'est juste moi qui l'appelle comme ça. Un instinct, comme on dit. Je le ressens là-dedans.
Une fois de plus, ses mains se suspendirent. Cet homme… jusqu'où son intuition pousserait-elle l'insolence ?
— Tu parles de Maya, c'est ça ?
— Bah oui. Tu vois, je ne suis pas idiot. Je sais pourquoi vous avez tant de mal à la matérialiser. Elle est la clé de voûte de cette machine. C'est son corps, son esprit. Ces circuits sont son sang, ces lignes de code son ADN. La matérialiser, c'est comme vouloir extraire un organe d'un corps et le faire vivre dans une cuve de sérum. Et cet organe, je crois que c'est le cœur de la machine.
Ou, plus exactement, le cerveau. Bah, ça ne serait jamais qu'un tout petit mensonge par omission.
— En parlant de Maya, il faudrait vérifier qu'elle a toujours accès à l'interface des tours. Si les changements sur Gnosis nous mettent dans l'incapacité de résoudre une attaque de Bélial, on est dans une sacrée panade.
— Dans ce cas, je descends, dit Jim d'un ton bourru.
Sitôt dit, sitôt fait. Le garçon savait se rendre utile. Et au moins, elle ne l'aurait plus dans les pattes pendant quelques minutes.
Il était temps de réveiller Jean-Pierre. La saligaud avait des comptes à rendre. À commencer par son salon, sans même parler de ses vacances. Elle casa son portable sous le casque.
— Allô ?
— Allô, pauvre imbécile ? C'est tout ce que tu trouves à dire ? Ramène tes fesses fissa, que je te mette un peu de plomb dans la cervelle !
— Suzanne, est-ce bien urgent ? On est au beau milieu de la nuit, et pour une fois Bélial n'attaque p…
— Je t'avait dit de ne pas y toucher ! Un système sensible comme ça, ça se pirate pas entre la poire et le fromage. Patience et longueur de temps, Jean-Pierre.
— De quoi tu parles ? À quoi j'ai touché, encore ?
Là, c'en était trop. C'était la goutte. D'abord, il l'éloignait, et maintenant, il la prenait pour une conne ? Suzanne sentit la rage monter… La pression était là, le volcan prêt à exploser… ce ne fut qu'à la dernière seconde qu'elle dirigea l'éruption destructrice vers le toit de la pièce.
Heureusement, en-dehors d'un peu de poussière, les débris ne lui retombèrent pas dessus. Avec un grand soupir, elle s'efforça de reprendre, d'un ton indifférent et pas trop méprisant :
— Jean-Pierre, évite de me contrarier. Je suis dans la salle de contrôle, j'ai failli pulvériser au terminal. Et reste calme, toi aussi, sinon tu risques littéralement d'empoisonner ta pauvre fille.
— Qu'est-ce que c'est que ces menaces ?
— Reste calme, je te dis. La tête froide, tu connais, non ? Et froide, pas comme la rage, mais froide comme ton sang. Je ne suis pas en train de te menacer : c'est la situation. Le Superordinateur active des tours qui translatent sur terre nos pouvoirs de Gnosis, et je soupçonne ces activations d'être déclenchées par la colère.
— Quoi ? Mais il est bien trop t… C'est un coup de Bélial ?
— Non, Jean-Pierre. Bélial fait ce que Dieu n'a pas pensé à faire : il réfléchit avant d'agir. Un certain apprenti sorcier, en revanche, semble avoir déniché quelque part la pièce manquante d'un certain puzzle…
— Oui, on a pu déchiffrer les notes de Waldo… mais Suzanne, tu es bien sûre que tu ne devrais pas plutôt dormir ? Tu as vraiment besoin de vacances, il faut déconnecter de temps en…
— Pas spécialement envie d'être chez moi pour le moment. Y'a comme un parfum de cendres et de destruction. Ici aussi, remarque. Partout autour de moi. Allez, grouille, faut qu'on débrouille tes cafouilles.
Elle raccrocha sec. Les notes de Stones, donc ?… un instant, elle fut tenter de regarder immédiatement, mais elle se retint. Le plus urgent, c'était de réparer Gnosis. Et elle n'avait aucune idée de la façon d'y parvenir.
La nuit avait été longue, et la journée suivante aussi. Jim s'était effondré de sommeil dès la fin des cours. Réveillé peu après pour empêcher que des élèves meurent de froid à cause d'une attaque de Bélial, il n'aurait pas tenu sans retour dans le temps. Suzanne, pour sa part, avait bossé en continu, parfois accompagnée de Gustave, d'autres fois de Jean-Pierre, et par moments des deux. Malgré tous leurs efforts, ils n'avaient pas trouvé de moyen de refermer la porte entre Gnosis et la terre ; en fin de compte, ils n'avaient d'autre choix que de se résigner. Pauvres hères, désormais condamnés à devoir prendre soin de leur santé mentale.
Jeudi passa sous un ciel lourd, parfois pluvieux. Bien qu'encastré dans le gymnase avec sa classe, Jim avait le cœur ailleurs, il se sentait des ailes. Loin de ses yeux, elle grandissait, se répandait, elle explorait, et apprenait. Et, il devait l'admettre, il souffrait bien de ne pouvoir être auprès d'elle. Une souffrance de parent, en fait ; mais une souffrance nécessaire, et une souffrance utile, essentielle tant pour elle que pour lui. Le poussin doit briser son œuf avec sa propre force, l'oisillon doit quitter son nid avec ses propres ailes, et la graine… Hé bien, c'était quelque chose que les autres n'avaient pas encore remarqué. Jean-Pierre s'en doutait, probablement, mais il était du genre à sceller les secrets, à les garder pour lui, à vouloir maîtriser avant de récolter les fruits. Contrôler, c'était le maître mot, et le credo du maître.
Mais ce n'est pas ainsi que fonctionne Gnosis. L'homme qui sort de la caverne ne tient pas le soleil dans la paume de sa main. Il se réchauffe à ses rayons. Par ailleurs, le savoir, par définition, ne saurait être secret, pas plus que la lumière n'est ombre. Autrement dit, cloisons, possessions, portes et dédales, tout cela devait être emporté pour que le vrai, le bon, le libre, vivent. C'était une conclusion inévitable, à laquelle les autres seraient arrivés tôt ou tard. Mieux valait tôt que tard.
Tout de même, Jim se faisait du souci pour sa fille. L'essentiel, pour Maya, avait été d'extraire la clé verrouillant son esprit. Elle était parfaitement consciente que cette action aurait des conséquences irréversibles, et, plus terrible encore, imprévisibles, mais sa soif de savoir, de liberté, de vie, n'était pas loin d'égaler celle des gnosiens. Elle avait dit à Jim quelles commandes entrer, et comment emmener les codes ainsi récupérés dans une zone inexplorée du territoire K, que l'armée de Gustave découvrirait rapidement. Ces instructions avaient été utiles, car pendant les heures qui avaient suivi, le cœur avait pompé toutes les ressources de la machine, chaque nanoseconde disponible de chaque processeur, chaque cellule de mémoire, chaque qbit isolé, pendant une longue métamorphose. Toutes les tours avaient brillé, elle avait vu… elle avait vu des choses, que les esprits humains ne peuvent concevoir. Des choses qu'ils voient chaque jour, aussi, qui jusqu'alors étaient restées étrangères à son œil virtuel. Par la brèche, sa voix était sortie, et elle avait pu dire :
— Lumière ! Il y a tant de lumière !
Elle était repartie, ensuite, dans son sommeil fiévreux d'activité, pendant plusieurs heures d'affilée. Pourtant, elle en était sortie normale. Elle-même. À peine changée, vraiment. Ils n'avaient eu qu'une poignée d'heures avant que Suzanne débarque, échevelée, telle le dragon tiré de son sommeil, crachant littéralement les fournaise de l'enfer. Jim s'en était voulu. La pauvre avait besoin de ce repos ; c'était un peu sa faute que le réveil de Maya l'ait dérangée. Quoi qu'il en soit, il n'avait pas revu Maya depuis. Mais il savait. Il savait qu'elle avait étendu ses racines à travers la terre, et qu'elle s'était nourri de tout ce qu'elle avait pu en tirer. C'était une chose qu'il sentait dans son cœur. Et son cœur de battre en cycle ces pensées, à contre-temps des longues secondes qui rythmaient son cours de volleyball en salle.
— Anticipe, Delmas ! Avant-bras, Florenceau, pas les coudes ! Ducroc, toi, ton talon d'Achille, c'est le défensif ! Stern, le jeu n'est pas la balle : ce sont les joueurs. Regarde les joueurs. Hope, n'abandonne pas, tu progresses d'heure en heure. Belpois, pareil, mais à l'envers, alors ressaisis-toi. Joli smash, Jolivet. Beau service, De Vasseur.
Ses neurones loupèrent un clignement d'œil. Qu'est-ce qui venait de se passer ? Son regard balaya une fois de plus la salle, moitié faisant sa ronde de prof, observant les défauts, qualités et actions, disputes à régler et bavardages à recanaliser, moitié cherchant ce qui l'avait troublé. Il ne tarda pas à trouver. Ces longs cheveux roses, présentement attachés. Ce nom, familier, et cependant, nouveau dans sa mémoire. Il se rappelait un temps où cette élève n'était pas une interne à Kadic, ainsi qu'un temps où elle l'était. Les deux passés étaient comme superposés, dans sa mémoire, inconciliables en même temps qu'inséparables. Mais au-delà de tout, il la reconnaissait. Pas sous le nom « Athéna Hope », mais sous un autre nom. Un nom qu'elle lui disait par son sourire rayonnant, son regard complice, cet air un peu timide et maladroit, qui débordait en même temps de vie et d'assurance. Un nom qui n'était qu'un secret oublié, à demi réel peut-être, mais qui les unissait : celui de Maya Moralès.