Chapitre 5
Abysses en Bouton
Les deux mondes étaient en train de se mélanger. Pour Gustave, ça ne faisait aucun doute. La question était de toute façon très secondaire.
Jean-Pierre n'avait jamais eu la main verte. Pouvoir gnosiens ou pas, flétrir tout un parterre de bégonias en une seconde, ça lui ressemblait bien. Depuis qu'elle avait explosé sa télévision, Suzanne ne dormait qu'à l'usine – si on pouvait appeler ça dormir. Quant à Jim, Gustave l'avait une fois surpris en train de jongler, dans la salle cathédrale de l'usine, avec un jeu d'haltères au milieu de cratères qui indiquaient qu'il s'adonnait à ce nouveau loisir depuis un certain temps. Passées les premières surprises, tout le monde s'était, en adulte responsable, accommodé de ces pouvoirs ; la vie avait repris.
La présence de Maya, sous la forme d'Athéna Hope, parmi les quatrième, avait été une autre surprise. Le plus étrange avait été le temps qu'il leur avait fallu pour remarquer ce qui s'était passé. Jim l'avait su quelques jours après ce qu'ils avaient fini par nommer l'Ouverture, mais Gustave avait passé deux heures de cours avec les quatrième avant de seulement se rendre compte qu'Athéna Hope était nouvelle ; ce n'était qu'au détour d'un couloir, en la croisant et en l'examinant, qu'il avait mis le doigt sur son identité. Suzanne, à ce moment, faisait état d'une certaine perplexité quand elle leur faisait cours ; il lui avait fallu encore une semaine pour mentionner explicitement Athéna Hope comme point focal de son trouble diffus, et ce n'était qu'aujourd'hui même qu'elle avait constaté qu'elle n'avait aucun souvenir de la présence de la jeune fille au début de l'année, ni de son arrivée.
Jean-Pierre, sans grande surprise, planait sur sa comète.
Pour la première fois, Gustave s'était livré à une longue discussion avec Maya avec la même ardeur qu'il contemplait jadis de loin chez Jim. L'expérience avait été… fructueuse. Il trouvait difficile d'imaginer que son ami recherchait une simulation intellectuelle aussi poussée, lui qui avait l'air incapable d'assimiler les bases de l'épistémologie post-moderne sans penser à de la tarte tatin, mais si cet échange avec Maya lui avait enseigné une chose, c'est qu'il avait tendance à présumer de la bêtise ou de la naïveté d'esprits fins et puissants, alors même qu'ils étaient sous son nez.
— Je crois qu'en fait, la réponse se trouve entre les deux, avait-elle dit. C'est pour ça que c'est si difficile. Une frontière, c'est une ligne d'épaisseur nulle. Une discoto… dichotro.. dichromie… enfin, il n'y a pas de place pour l'entre-deux.
— Donc, il faut abolir la frontière ? avait-il demandé. Ne risque-t-on pas d'obtenir une chose unique ?
— Pas unique. Pas arbo… ablobir… enfin, détruire la frontière. Lui faire ce que tu fais.
Il lui avait fallu six longues secondes de réflexion avant de voir où elle voulait en venir. Six secondes, à sa honte.
— Réinventer !
L'enfant avait souri.
— Ne me dis pas que c'est sur moi que tu comptes pour faire ce boulot-là !
— Ça ne te plaît pas ?
— Bah j'ai d'autres poissons à pêcher, figure-toi. Avec les notes de Stones, on a trouvé les infos dont j'avais besoin pour aller explorer les abysses virtuelles. Puis y'a aussi tout mon projet d'écosystème dans le territoire K ! Je suis déjà bien occupé.
— Mais les deux mondes, c'est aussi un égocis… ergopryxo… exomystère… c'est dans le prolongement de ton travail, tu vois ?
Non, Gustave ne voyait pas. Une personne normale l'aurait compris à son silence, ou à son expression. Mais Athéna n'était pas une personne normale. Après quelques secondes, elle répéta la même question, sur le même ton ; il secoua la tête. Elle s'agita alors :
— C'est de l'air pneumatique lasso rythmique ! Pour ce genre de tâche, c'est un système multiplié qu'il faut ! Chaque argent est un anglais d'étuve, de sorte qu'on quitta la Birmanie thé… la du-a-li-té des concerts…
Furieuse de frustration, elle fila droit au tableau blanc et elle décapota le premier feutre qui lui tomba sous la main.
— Là, c'est Gnosis. Là, c'est la terre…
Elle tenta de dessiner deux grosses patates, mais le feutre n'avait plus de jus. Et le suivant non plus. Gustave eut, malgré la situation, un sourire compatissant. L'entreprise était perdue d'avance. Et il n'utilisait jamais le tableau blanc, il n'avait donc aucun feutre fiable à lui confier.
— Voilà !
Au grand dam de Gustave, elle avait déniché, merveille des merveilles, un feutre fonctionnel abandonné dans une salle de classe. Faute d'articuler convenablement, pour une raison que Chardin ne parvenait à s'expliquer, Maya pouvait écrire convenablement quelques mots-clés, au milieu d'un schéma qui devint vite très proprement ésotérique. La miscibilité des essences, principes et concepts des deux mondes relevait à la fois de l'impossibilité théorique et du fait observé ; les précédents plaidaient en faveur des expériences imaginées, des délires de poète, d'un art abstrait iconoclaste. Mais celui d'Athéna n'était rien d'autre, dans l'esprit de Gustave, qu'un imbroglio de gribouillis baveux et, par un étrange retour du cratylisme, les précisions orales dont l'enfant ponctuait ses dessins une parfaite illustration des confusions qui s'emparaient de son esprit.
Il coupa Athéna au milieu d'une phrase aussi peu nette qu'alambiquée, en tapant dans ses mains.
— Bien, bien ! Bien, bien ! On va laisser tout ça décanter, hein ? Prendras-tu un café, Maya ? Si ça t'embête pas de boire du café avec un corps d'enfant…
L'artiste a deux versants. À sa gauche, la muse, qui s'amuse à son rythme, mijote dans sa bouche la parole des dieux et jette sur la toile les couleurs inconnues de Bacchus apollinaire. À sa droite, la sévère discipline, qui codifie, contrôle, raffine, aiguise, encadre et surtout, surtout, fonctionne sans passion. D'aucuns disent qu'une vie d'artiste, c'est un dialogue entre ces deux allégories. Gustave, lui, y croyait. Donc, par retour karmique, après avoir tant travaillé pendant l'exploration du territoire K, et dans le décodage fastidieux des notes de Waldo Stones, c'était au tour de la muse languissante de prendre le relai. Sa paresse n'était sans doute qu'une apparence, elle ne saurait logiquement tarder à lui fournir une intuition géniale, et la gamine s'en trouverait ravie.
Pour l'heure, c'était là tout ce qu'il lui fallait.
À la pause de midi, Jean-Pierre avait pris l'habitude de traîner près des grilles d'entrée de son établissement. Pas sur le chemin même : il fourmillait là-bas une marée semi-humaine d'externes bruyants, attelés par le bras à leurs écrans de téléphone. Mais à proximité, un carré noir marquait l'emplacement de feu la zone des bégonias. L'endroit où il avait, non sans satisfaction, constaté concrètement l'effet spectaculaire de son pouvoir. L'ultime suprématie de sa volonté pure sur l'infâme matière, tout ça dans un rectangle de terre net, bien propre, bien rangé. Là, juste là, il avait commandé la mort. Non, c'était encore mieux que cela : il s'était délecté de chaque seconde, de chaque nutriment qu'il avait siphonné de ce parterre de fleurs, avec une jouissance pas moins intense que la colère qui l'avait mené là.
C'était la môme. Cette petite pétasse imbue de sa propre importance, qui passait tout son temps à péter bien plus haut que son cul. Jean-Pierre avait admis, il y avait de cela des années, que son éducation était son plus cuisant échec. Et en matière d'enfants, quand on fait un faux pas, on n'a pas d'autre choix que de puiser dans ses ressources sans réserves si on veut redresser le cap. Il avait renoncé. Il avait mieux à faire que consacrer son temps, son énergie, et sa précieuse liberté, à une conne sans cervelle. Voilà au moins une leçon qu'il retenait de ses années avec Julie. Et puis, à quelque gain perte profite. Papa gâteau, proie du favoritisme, tendre tyran : il avait, du simple fait de cette situation, l'alibi débonnaire de la figure autoritaire à la faiblesse flagrante sous son costume trois-pièces.
Tout cela, il l'avait admis… il s'y était fait – ou en tout cas, c'est ce qu'il avait cru. Mais peut-être qu'au-dessous de tous ses raisonnements, de son patient travail, de sa prudence composée, dormait une vérité profonde qui, pendant tout ce temps, réduisait à une facre toutes ses certitudes. Comment, sinon, expliquer cette vague d'émotion qui, surgie du néant, avait submergé son esprit ? Il repensait à elle, à sa combien banale et prédictible crise de princesse adolescente, quand ça s'était produit. Son pied avait fondu, les bégonias avaient fané ; il avait repensé à Julie tandis qu'il aspirait leur sève. Cela, plus que le reste, l'avait empli de rage, si fort, qu'il en avait presque transpiré des yeux. Des fantômes, hantant les tréfonds de son propre esprit ? Avec ces choses était remontée, explosive et toxique, la conscience du fait que sa forteresse de solitude, il se l'était bâtie sur du sable. Que sous la croûte solide, un magma fluide à la faiblesse flagrante lui échappait, impénétrable. Vraiment, il n'avait pas eu le choix. Il lui avait fallu tuer les bégonias.
Il était donc ici, à quelques mètres des braillards bruyants, à contempler la tombe de ses illusions. Les tiges ratatinées, brindilles recroquevillées sur la terre scarifiée, étaient retombées en rouille sous l'action de la pluie, du soleil et du vent, au grand dam de Michel, le chargé d'entretien à mi-temps. Dans sa victoire, sa défaite ; dans la puissance, la faiblesse. Delmas déchaîné avait sombré dans les abysses et créé un désert. Devait-il en conclure qu'il fallait plus de chaînes pour garantir sa liberté ? Petit homme, petit homme, qui enterre ses démons sous des tonnes de métal, et se croit à l'abri.
Le flot des lycéens s'amenuisait. Ils n'étaient plus que quelques groupes épars, rigolant bêtement, les yeux rivés à leurs écrans de téléphone portable, les doigts captifs de leurs claviers, à composer des textos insipides en « langage SMS ». Jean-Pierre ressassait sa colère en regardant l'image fantôme des cadavres de bégonias. La terre était noircie, rien n'y pousserait plus. Les sources s'étaient taries, les mers évaporées. Il foulait seul le plancher infini des océans perdus ; c'était un paysage étrange, dénaturé. La neige tombait nonchalamment, légère, putride. Tel un enfant, il étendait ses quatre paires de bras, et recueillait les flocons nutritifs sur le creux de la langue. Leur structure cristalline éclatait, ils fondaient, et de leur liqueur ivre naissaient des mots remémorés, chants des baleines ultramarins qui se réverbéraient dans ses ossements… « Julie… Julie… Père… Julie… Père… Elizabeth… »
Jean-Pierrre se secoua la tête. Divertissements. Distractions. Diversions. Tout ça était sans importance. Profondément indifférent. Seul important, ultimement, Gnosis. C'était ça, sa quête. C'était ça, sa vie. C'était ça, sa victoire.
Le flot des mômes s'était tari. Ils avaient passé les grilles de Kadic, et franchi le Léthée. Jean-Pierre était seul, à l'abri des regards. Il dit… il dit, histoire que ça soit dit, ce qu'elle lui avait dit. « Je n'ai qu'un père… mais ce père, c'est pas toi. » Il cracha ces mots, et sa salive, et son venin, sur le parterre de bégonias, là où était leur place. Que tout ça pourrisse là en paix, dans les cendres. Lui, il avait à vivre.
Il envoya voler le livre sans aucun ménagement. Young battit des ailes dans un bruissement de papier, et alla se poser au pied de la bibliothèque. Gustave en avait ras-le-bol. Des élucubrations dans les nuées, pleines d'ad-hocs miteux. Gustave n'avait rien contre les mythes – on pouvait même décemment tirer des connaissances, ou renforcer des idées, par leur lecture associée à d'ingénieuses interprétations. Mais enfin, il y avait une différence entre parler de mythes, et avoir la prétention d'en inventer ! car non, navré mon cher, mais sans méthode, le structuraliste amateur ne distille pas la réalité pour en extraire le squelette : il se contente de bâtir sa structure, et d'y suspendre des lambeaux de chair à titre illustratif. Qu'on fasse mine d'être sceptique de ce piètre résultat, et Carl Young, en haussant les épaules, répondait : « Peuh ! c'est comme l'instinct. Est-ce que vous douteriez de l'instinct, donc ? » Ah, oui, un grand classique. La fausse équivalence.
Plus que tout ça, ruminait-il fans son fauteuil, il y avait autre chose qui bloquait… qui rejetait, en profondeur, l'approche de ce type – pour ne pas dire, ce type d'approche. Ça se jouait dans les viscères, celles des boyaux de la tête. Hauts les cœurs ! s'exclama-t-il en se dressant d'un bond. Quand on a des raisons irrationnelles, c'est que l'heure sonne de partir à l'introspection. Gustave se mit à faire les cent pas dans sa chambre. Au moins, il n'avait pas besoin de ramasser le livre, dont les pages se pliaient lentement, de seconde en seconde, le papier s'imprégnant de l'échec de son maître à convaincre.
Qu'est-ce qu'il détestait ? Où est-ce que ça bloquait ? Gustave disserta longuement – encore qu'écumer serait le terme exact – sur ces questions, avant de se suspendre, le doigt en l'air, au milieu d'un mot, et de tout résumer. Il voulait simplement avoir la certitude qu'il n'était pas en train de lire de grosses conneries ! c'était tout, et ce n'était que ça, dans le fond. Voilà ce qui manquait. Encore une fois, il n'avait rien – bien au contraire – contre une lecture audacieuse, nouvelle, ou même un poil perchée d'une vieille histoire. On pouvait même prétendre en tirer des perles de sagesse, des leçons vivantes dont l'étendue dépassait le propos du conte ; mais enfin, la mauvaise herbe qui prolifère sur le limon nourricier ne vaut pas l'arbre fruitier !
Toutes ces prétentions à l'universalité, ces abstractions soi-disant collectives qui se baladent sans support ni aucune sorte de falsifiabilité… Ce n'était pas son seul ego qui résistait à cette affirmation péremptoire qu'on l'avait expliqué, épluché, décortiqué : au contraire, Chardin ne demandait pas mieux qu'à mordre la chair du fruit de la connaissance, et à la digérer. Non, ce qui le révulsait, c'était cet autre ego, bouffi de certitudes, qui voulait s'imposer, imposer ses idées, non seulement à lui, mais sur l'ensemble des esprits. Dans son introspection, un homme est libre ; mais dans son discours, il devient politique. Il doit faire preuve d'humilité, de précision et de prudence. L'introspection…
Gustave s'arrêta et regarda autour de lui. Sa chambre, son univers. Une forme d'intimité. Force désordre ; il y en avait toujours un peu, trop à son goût de célibataire, mais il s'était laissé aller, ces derniers jours. La pile des vêtements sales débordait de son bac, des livres s'empilaient sur la table, la vaisselle n'était pas dans l'évier et l'emballage du colis arrivé mercredi traînait toujours par terre. Le lit n'était pas fait – il était de ces gens qui ne le font jamais – et les draps un peu vieux. Les toiles d'araignée s'étaient accumulées au plafond ; seule la faucheuse, près de la fenêtre, en profitait encore : il faudrait nettoyer les autres. Il redécouvrit presque avec enchantement les différents croquis, aquarelles et toiles, de sa main ou de celles de vieux amis, qui décoraient ses murs. Dans un coin, près des photos de classe, la collection de cartes postales moches qu'il avait reçues, pendant deux décennies, des anciens potes de la troupe de théâtre.
Il flottait dans la pièce, dans l'esprit de Gustave, une odeur de chou cuit. Un quelque chose d'insaisissable, de volatile, certainement plein d'eau et de débats, une énergie potentielle d'arômes qui ne demandaient qu'à exploser en saveurs. Dépasser le post-modernisme… s'il y avait une chose qu'Athéna suggérait par ces mots, c'était de revenir aux sources. Les classiques. Dans les fumées des psychotropes, dans la gorge de l'oracle delphique, la voix des dieux parlait et résonnait. Ici, on ne rationalisait pas le monde en vaste insaisissable, en discours politiques et monuments vivants dans un réseau de subjectivités. La voix vibrait dans le palais, dans la gorge, les poumons. Les mots s'encastraient dans la pierre, concrets.
« Je sais que je ne sais rien »… cela, le monde moderne le sait en plein. Il n'est d'individu qui possède pleinement la moindre miette de connaissance. Dans un sens, ce savoir collectif, cette construction sociale, tour de Babel des consciences, est revenue aux dieux. La vraie erreur des bâtisseurs de la Genèse était de croire que si la pierre atteignait Dieu, les chairs qui l'abritaient pourraient en faire autant. Mais là où la frontière est à réinventer, ce n'est pas dans ce que savait déjà Socrate. C'était dans ces mots, paradoxalement extérieurs au temple, extérieurs aux chairs et aux fumées et aux rêves flous : les lettres mortes du frontispice. « Connais-toi toi-même. »
Oui… oui… c'était là. Là que les mondes se mélangeaient, là que l'extérieur pénétrait, là que l'intérieur s'exprimait… en soi-même, les mots, et en-deçà des mots, cela ne fait plus qu'un. Cette quête… ce savoir personnel… les post-modernes étaient trop prompts à dénoncer l'illusion du sujet, et à analyser la société ; c'était une pensée de la communauté, et à ce titre l'individu, son intellect, étaient subordonnés à sa société dans leur étude. Or… je sais. Je sais. Je sais pour moi, et personne d'autre. C'est en tous cas ce qu'affirment les modernes ; et quelle raison de chercher à les contredire ?
La colère de Suzanne, Jean-Pierre semant la mort, la matérialisation de la petite Hope… et surtout, ce qu'elle lui avait dit. « C'est dans le prolongement de ton travail. » Oui… il voyait, maintenant. Les abysses virtuelles… d'un coup, elles devenaient tangibles, furieusement réelles. Et leur exploration…
Il jeta un coup d'œil triste à Young aux ailes brisées. Au pied de la bibliothèque, un fantasme d'inconscient collectif piteux se lamentait du poids des archétypes, des hypothèses et des préceptes de développement personnel. Gustave, lui, au milieu de son art et de celui de ses amis d'une vie, respirait les vapeurs des dieux, et du chou cuit qu'il avait dégusté à midi. Oui, il était temps pour lui de replonger dans l'aventure et dans l'exploration. Il était temps de se connaître lui-même, et ce faisant, de se réinventer.
Il fallait conjurer la bête des profondeurs.
Un bourgeon est un monde secret et magnifique. Sous les strates d'écailles, la bourre enrobe un embryon d'avenir. Un jour, soleil aidant, les écailles se déplieront, l'une après l'autre, et le monde sera révélé. Mais pas encore. Pour le moment, tout est caché, délicat, en attente. C'est aussi bien. C'est aussi beau.
Les premiers boutons constellaient, bruns et discrets, les tiges des marronniers. Ils dansaient et semant dans les airs des odeurs de printemps dans l'air humide. Maya, tête levée, les contemplait. Elle n'arrivait pas à s'empêcher de les peupler de symboles, de réflexions, et de comparaisons. Pour autant, leurs couleurs était changeante dans la lumière du ciel ; les doigts fins qu'ils ornaient comme des bagues remuaient doucement ; chacun avait sa taille, sa forme, ses couches extérieures aux bordures écornées. Rien de tel sur Gnosis. Dans le monde où elle avait grandi, il n'y avait rien qui grandissait ; chaque bourgeon qu'elle voyait aux rivières n'était guère qu'une instance, un reflet de Bourgeon, et nul ne renfermait la moindre promesse d'avenir. Ces images de bourgeon, en un sens, avaient perdu plus que texture, fragrance et variété. C'étaient des bourgeons qui ne bourgeonnaient pas, des coques destinées à ne jamais s'ouvrir et à ne jamais vivre. Dans le principe même, ces bourgeons-là étaient morts ; ceux-ci étaient vivants.
— Alors, Miss Bubblegum, on fait ami-ami avec les rossignols ?
Le ricanement d'Hervé vint ponctuer cette remarque acide. Un sourire subtil passa sur les lèvres d'Athéna quand elle se retourna vers Lizzie, qui venait à grands pas, conquérante, flanquée de ses deux sbires. L'arrivante, pour sa part, elle arborait un rictus moins ambigu, clairement belliqueux. Elle ne savait pas quoi, mais il y avait un truc qui lui revenait pas, chez cette fille. C'était peut-être ces cheveux roses, coupés trop court. En tous cas, l'instinct de Lizzie ne la trompait jamais. Ce côté intello et rêveur, discrètement supérieur, pas-comme-les-autres-filles, ça cachait quelques chose d'autre. En son for intérieur, Lizzie était parfaitement consciente d'avoir du chien, et s'il y a bien une chose qu'une chienne sait faire, c'est renifler une autre chienne.
— Non, répondit-elle doucement. Avec les bourgeons. Ils sont beaux.
Non mais cette pauvre fille était complètement dans les vapes ! avec sa voix planante, son regard éthéré qui errait dans les branches, c'était à croire qu'elle faisait exprès, juste pour la provoquer ! Lizzie ravala une réplique tranchante sur le printemps, l'adolescence et le problèmes dermatologiques – Hervé était présent – et opta pour un sarcasme plus classique :
— Je vois. Très sympathique, ton numéro d'amie de la nature. Va donc faire un câlin à un arbre, c'est plus facile que de parler aux gens !
Lizzie se détourna d'un air royal, fouettant d'une claque ses cheveux noirs. Dans son sourire, Athéna sentit quelque chose se durcir.
— Mais je te parle, lui dit-elle, calmement.
Calmement, car, sous la surface, une puissante intensité, presque agressive, montait en elle. Quand Lizzie se retourna, elle jubila. Elle la harponna des yeux, directement, indéniablement, et ajouta avec chaleur :
— Et je te dis que les bourgeons sont beaux.
Il y avait quelque chose de troublant dans la manière dont ces mots étaient sortis. Lents, comme chargés, lourds de simplicité, riches de sous-entendus. Lizzie n'aimait pas du tout ça, tout ce qui est sous-entendus. Ça la désarçonnait, elle ne savait pas trop comment le prendre. Il lui fallut deux bonnes secondes pour trouver une bonne répartie – deux longues secondes d'angoisse et d'une gêne affreuse, c'était très déplaisant. De sa démarche la plus princière, elle marcha droit sur elle, baissant les yeux au fur et à mesure qu'elle approchait, ses talons compensés établissant sa domination. Nicolas et Hervé la suivaient, confiants. Mais Athéna ne flanchait pas. Ses yeux, en fait, avaient quelque chose de solide, d'inébranlable, mais, plus étrange encore, il n'y avait dans cette dureté par le moindre soupçon d'hostilité. Elle poussait, mais ne résistait pas ; elle attaquait, sans essayer de blesser ; elle défiait sans menace. Hope voyait que Delmas flanchait, qu'elle hésitait, dans les coutures de ses mouvements, mais elle ne cherchait pas à poursuivre son avantage. Elle tenait son terrain, et la laissait venir.
Quand Lizzie fut enfin à un pas d'Athéna, la surplombant de toute sa taille, tous crocs dehors, elle étendit le bras, et agrippa du bout des doigts un rameau de marronnier. Un instant, Athéna craignit que la branche se casse, qu'elle ne s'en serve pour lui fouetter le visage, mais la jeune diva était bien plus mesquine que ça. Ce ne fut qu'une fois que les ongles eurent tout percé et réduit en bouillie qu'elle comprit ce qui venait de se passer. Les traînées sales sur ses doigts fins, l'odeur pugnace et végétale évoquèrent aussitôt en elle la mort d'un monde, la perte irrévocable d'un avenir gâché, et un immense chagrin. Et malgré tout, malgré l'horreur du crime, malgré la violence des émotions qui tortillaient son cœur, elle ne pouvait haïr Lizzie.
Ce n'était pas par accident, ce n'était pas en vain, qu'elle avait écrasé ces merveilles. Quelque chose d'autre grandissait, quelque chose d'autre s'en nourrissait. Cet autre bourgeon, ce nouveau monde si complexe, avait lui aussi ses écailles, longues et tranchantes, aux reflets couleur de haine, de mépris et de mesquineries enfantines. Quand tout d'un coup, les yeux si durs, si enflammés, de Hope, se mirent à déborder de larmes, une fureur incandescente explosa en Lizzie. Qu'est-ce que c'était que cette nunuche à fleur de peau ?! Sous le coup de l'impulsivité, elle racla l'essentiel du bourgeon en-dessous de son ongle, et s'exclama :
— Tiens, Bubblegum, goûte !
Et elle lui fourra le bourgeon dans la bouche.
Athéna se mua en statue de sel.
Lizzie se détourna, en apparence fière du travail accompli, profondément troublée par une sensation de totale perte de contrôle. Nicolas se poilait à grands éclats ; Hervé, légèrement plus perspicace, était un brin choqué par la tournure bizarre qu'avaient pris les événements.
Après en avoir longuement disséqué la texture et le goût doux-amer, Maya avala le bourgeon interdit.
Avec tout ça, Jim en aurait presque oublié Bélial.
Bélial, lui, n'était pas si bête.
Quand ils arrivaient sur Gnosis, Maya était déjà sur place. En fait, il semblait qu'elle se trouvait dans les deux mondes simultanément – mais peut-être n'étaient-ce pas deux mondes. En tous cas, elle faisait front aussi sur terre pendant l'attaque, et leurs superpouvoirs étaient superpratiques de ce côté de la réalité. Pour autant, l'heure n'était pas à la détente.
« Une deuxième Bouboule va débarquer du Sud-Ouest dans trente petites secondes. » l'informa Jean-Pierre. « Elle pourrait canarder à distance. Je te suggère de te grouiller. »
Merci Monsieur, mais c'était plus facile à dire qu'à faire. Jim était déjà aux prises avec une Bouboule et une Brik survivante, et Maya se planquait derrière un nimbus qui n'avait pas encore été pulvérisé. Pardon du peu ! Sur Gnosis, Jim relevait de l'armoire à glace, ce qui n'en faisait pas un pro de l'esquive. Un petit saut pour éviter un rayon gelant, une roulade pour échapper à un disque tueur, et à peine était-il sur ses pieds que la Brik mitraillait par rafales rapides.
— Jim, derrière toi ! cria Maya.
Et plus tôt que prévu, l'attaque de la seconde Bouboule, qui se trouvait encore sur un nuage parallèle, manqua de peu de le rematérialiser. Heureusement, le disque mortel fendit la Brik qui éclata, pulvérisée, en un nuage de particules digitales. Coup ballot pour Bélial, que de donner de lui-même dans la fourchette. Seul contre deux Bouboules, Jim saurait s'en sortir. Lui, après tout, il avait plus que ça dans le pantalon.
Tonnant et rugissant, il se rua vers le seul ennemi encore à sa portée et, très littéralement, le souleva. Oui, c'est bestial, voire vulgaire, mais écoutez, un shot d'adrénaline et de testostérone, ça vous enjoue son homme. Puis il faut bien se lâcher, de temps en temps.
— WEAURGH ! déclara-t-il.
Il lança la Bouboule comme une vulgaire baballe. Distance prévue : vingt mètres, à vue de nez. Il le sentait plutôt pas mal. Sauf qu'en fait, finalement, il se trouve que les narines n'ont pas une si bonne vision. Ou peut-être qu'à trop jouer les gros bras, il avait fini par viser la lune. Toujours est-il que son projectile manqua sa cible de cinq bons mètres (au pifomètre), et tomba piteusement dans le vide. La Bouboule survivante avait fini de chauffer. Elle tira. Jim encaissa.
« Bon, au moindre dégât t'es mort. Mais Gustave est en route. »
Jim, en déroute, se releva et soupira. Ainsi, son rôle consistait maintenant à perdre encore du temps, pour que la cavalerie arrive. Il espérait seulement que ce temps, Bélial ne le mettrait pas à profit. Quoi qu'il en soit, la priorité, c'était de protéger Maya. Autrement dit : patience, longueur de temps, et défense d'attaquer.
— Comment Suzanne s'en sort, sur terre ? demanda-t-il, histoire de pouvoir évaluer la situation.
« R.À.S.. Un vrai charme. On reste sur le qui-vive. »
Évidemment, c'était Jean-Pierre qui le disait. Mais il était calme comme une huître sur sa pierre, pas comme une marée. Parfait. Une partie de Jim était certes désappointée : son taux d'adrénaline, qui crevait les plafonds, hurlait bêtement à chaque fibre de son illusion de corps que ce qu'il avait de mieux à faire, c'était encore de bondir à son tour vers la Bouboule restante, tout en hurlant « Taïaut ! », « Geronimo ! » ou même, par amour du folklore, un tout petit « Montjoie ! » des familles. C'est con, l'adrénaline. Enfin, après un rush, le contre-coup vous met par terre… profiter pour foncer tant qu'on tient debout, c'est peut-être pas si con qu'on pourrait le croire. D'un autre côté, si y'avait pas le feu au lac, c'était plutôt une bonne nouvelle. Se passer de retour dans le temps, ça aidait à garder les pieds sur terre.
Holà ! Jim esquiva d'un cheveu l'auréole écarlate qui l'avait presque divisé. C'était pas passé loin, ça. Pas le bon moment pour avoir la tête dans les nuages, c'était un coup à s'éparpiller. Alors, pendant une minute, il s'économisa. Les Bouboules sont des ennemis lents. Pour les combattre adéquatement, il faut attendre patiemment, les regarder viser, et faire un pas chassé. Éventuellement, si l'adversaire se sent d'humeur fantasque et envoie une attaque horizontale, c'est très impressionnant, mais la ruse est aisément déjouée par une rigoureuse position allongée. En vérité, avec un peu de concentration, la seule chose que Jim avait à redouter, c'était les renforts ennemis.
— !Holá! lança Chardin au loin.
— Enfin ! soupira Jim, à bout de souffle et un genou à terre.
Il grogna en se relevant. Réfléchit un moment pour trouver le bon mot. Secoua les épaules. Parfois, ce n'est plus trop une affaire de mots. Foudre de guerre au poing, il s'élança.
— Hallaliiiii !
— Jim, non ! cria Gustave lointain.
« Jim, non ! » cria Jean-Pierre lointain.
— Jim, non ! cria Maya, pas loin.
En face de lui, Bouboule avait ouvert son cœur et le fixait de son œil unique et rougeoyant. Vu de près, il avait une certaine ressemblance avec Sauron. Bah. Maintenant, Jim était lancé, mais il n'était pas tout à fait trop tard. Il connaissait le rythme. Il voyait l'angle. Guidé par son instinct, il se contorsionna comme un petit chat. Guidée par son instinct, Bouboule fit feu.
Le disque fatal frôla la peau de Jim, mais ne le rematérialisa pas sur le coup. Il devait avoir perdu un ou deux points de vie – c'était rien qu'une égratignure. Il avait connu pire.
Il fixa l'œil du cyclope.
Le cyclope le fixa.
Il se ferma, le lâche.
Ce fut alors que Jim percuta.
Étant un argument de poids, le corps massif de Jim persuada la Bouboule de quitter le droit chemin. Évidemment, Jim l'accompagna dans sa chute.
Après quelques secondes de pure terreur, son compagnon de voyage sortit de sa coquille. Son œil sans expression le fixa un long moment. Avec une curiosité détachée, Jim attendit la vindicte du boulet vengeur. Mais celle-ci ne vint jamais. Bouboule – allez savoir comment – se contorsionna, comme un petit chat, de façon à se tourner vers le bas. Brave guerrier, il regardait en face venir la mort certaine.
— Salut ! lui dit Jim-bô.
Jean-Pierre le rematérialisa avant qu'il atteigne la surface des abysses. Au rez-de-chaussée, Suzanne bravait lest hordes de démons que Bélial invoquait assez littéralement, mais une paire de gros bras supplémentaires ne ferait pas de mal. Tout pour réduire les risques de devoir faire un retour en arrière dans le temps. Il fonça donc dans le monte-charge.
Officiellement nommée « Prévisions Météo », ou « Weather Forecast » dans la langue de Stan Lee, et créée quelques années plus tard par le compositeur Kevin MacLeod, la musique légèrement jazzy qu'entendit Jim tandis que l'ascenseur montait vers le danger et la folie de la bataille n'était pas dénuée, pour qui tendait l'oreille, d'une certaine puissance. La trompette, en particulier, avait un son plein, claironnant, et une discrète tendance au crescendo qui renforçait celle des instruments à s'ajouter progressivement les uns aux autres. C'était une piètre consolation. Le morceau faisait une bien triste harangue guerrière. La principale raison pour laquelle Gustave avait tenu à le piocher dans l'avenir grâce aux fabuleuses prouesses du superordinateur, et à la diffuser par haut-parleur dans la cage montante des catabases, c'était qu'il tenait, du plus profond de son être, à se croire un vulgaire bobo d'avant-garde.
Les portes s'ouvrirent et la musique se coupa. Au même instant, les démons disparurent. Jim, jusque-là remonté à bloc, bloqua sur le pas de la porte du monte-charge. Suzanne, échevelée au milieu des flaques de béton fondu, se dirigea vers lui en épongeant la sueur sur son front. Ses mains luisaient, chauffées au rouge d'avoir usé et abusé de son pouvoir. Chardin avait été rapide. Et plus encore, Maya.
— Bon, on descend ? dit son amie quand elle fut devant lui, car il bloquait l'accès à l'ascenseur.
— Oh, oui… oui, bien sûr.
Évidemment, le succès futur de « Prévisions Météo » ne tenait pas tant à ses qualités intrinsèques qu'à ses circonstances. Le copyleft, les plateformes de diffusion, la date et l'heure de sa sortie, la chance que le bon vidéaste l'ait remarqué, et l'ait utilisé pour le bon gag devant un bon public. Les œuvres, tout comme les gens, ne forgent pas leur destin. À l'inverse, il arrive que leur destin, dans un délire antichronologique, se pique de jouer les artistes, de rétrofaçonner des succès fort rarement heureux – qui s'y laisse tenter fait, d'après Chardin, feu de tout bois et feu de paille. Feu des sirènes ! feu des phares ! l'artiste n'est pas un maître, un commerçant, un navigant, car son feu est son art, et son art est en lui.
Jim repensait à ces propos brûlants d'une passion pleine que Gustave lui avait tenus. En vrai, il n'y comprenait goutte. Que pouic ! Les créatifs se font un foin d'être original, d'être authentique, mais dans le fond, s'ils parlent si fort, c'est qu'ils savent que ces inquiétudes procèdent d'un héritage honteux : la figure de l'artiste torturé, à l'âme d'homme supérieur. Jeter des fripes d'apparat sur la dépression, glorifier son ego, se rêver en martyre, et jouer de la lyre pendant que Rome brûle. Voyez dans quelle armure on enferme ses faiblesses en prétendant les exposer, et d'un coup, c'est une autre faiblesse qui se révèle chez tous ces pauvres mecs : celle de l'esprit, et celle du cœur. Prétendre résister aux sirènes, c'est fort noble ; c'est aussi s'enfoncer un bon paquet de cire dans le oreilles. Condamner le feu des cheminée et des gazinières comme une pâle dégradation de ceux qui carburent à l'âme pure, c'est s'ériger en domaine d'exception, en une statue fientée avec une main de pierre sur une poitrine de plâtre.
— Très bien, débrief ! claironna Jean-Pierre d'un ton léger et militaire.
Mais Jim, qui était après tout responsable de la mort des dragons, avait une meilleure idée :
— Pourquoi on démolirait pas Bélial ?
Une seconde, cette soudaine proposition laissa les autres mi-stupéfiés, mi-stupéfaits. Puis ce fut l'avalanche.
— Impossible.
— Ça va pas ?
— Perte de temps.
— Bah je vois pas en quoi, répondit-il, frontalement bas du front.
— Comment te dire… Bélial est inhérent à Gnosis. Conceptuellement, l'un ne peut exister sans l'autre.
— Exactement. Gnosis est l'intérieur, Bélial est l'extérieur, tous les deux font partie d'une même pièce.
— C'est un peu comme matière et vide. Le vide délimite la matière, et la matière est faite de vide. Le mal délimite le bien, le bien est fait de maux.
— Et l'ignorance n'est pas l'ombre de la science : c'est sa forme, son moule.
— Oui oui, très bien, plaisanta Jim. Yin et Yang, Yang et Yin, ça reste une vue de l'esprit ; où est le troisième œil ?
— Non, Jim. Ça, c'est un fait.
— Fait par qui ?
— Disons plutôt une réalité.
— Que délimite votre imagination, si j'ai compris l'idée.
Hou là là, ça tournait à l'eau de boudin, toute cette histoire. C'était peut-être une tempête de fétus de paille, mais il se faisait totalement poutrer. Jim savait reconnaître une bataille perdue d'avance. Il sentait dans son cœur le regard de Bouboule le guerrier, tombant vers une mort certaine. Un instant, Jim entra en communion spirituelle avec ce vieux frère d'armes. Frère ennemi, mais frère tout de même.
— Ahem…
Le héros du jour, sa blouse blanche brisée de teintes multicolores, s'avança lentement. L'effort lui conférait un souffle court, mais il avait ce sourire théâtral, nerveux, qui annonçait déjà les grandes lignes de la teneur de ce qu'il comptait dire.
— Il se fait tard, alors à la place de ce débrief, je souhaiterais vous faire part des récentes avancées sur un de mes projets.
Sauvé par le Gus. Merci, vieux frère, songea Jim, oublieux déjà de la vive virulence des réactions que ce dernier avait lancées avec les deux autres sceptiques en réponse à sa très raisonnable proposition. En outre, c'était maintenant vers le brave inconscient que se tournait l'orageuse humeur d'un Jean-Pierre crevé au pouvoir usurpé. Avant Jim-bô, c'était Monsieur Delmas qui avait plongé dans Gnosis : il était fatigué, irritable, encore ému, un peu groggy. Suzanne, elle, explosait en silence de mépris.
Gustave lâcha alors la bombe.
— J'ai terminé le Léviathan. Nous fouillerons bientôt les Abysses Digitables.
Tout à coup, le silence des avenirs infinis. Le poste de contrôle résonna de cris muets, assourdissants.
Ça, pour un choc, oui, ça, ça avait été un choc. Combien de mois, combien d'années, à recoller patiemment les morceaux de cet immense puzzle qu'avait été le Grand Œuvre de Stones ? Tous ces lents travaux, toutes ces longues errances, ces prudentes réflexions, ces sacrifices, ces milliers d'heures par dizaines, ces angoisses de tous les instants, ces cauchemars éveillés et ces rêves enterrés, avaient si complètement remplacé l'univers de Suzanne qu'elle s'était, au milieu de tout ça, persuadée que c'était ça, sa vie, son existence. Qu'elle était la fourmi, le cerveau, la plus formée et la plus compétente dans les reines des sciences qui fondaient et maintenaient Gnosis, qui trouverait par conséquent les clés, déchirerait les voiles, percerait les secrets. Qui, la toute première, pénétrerait dans le saint des Saints.
Ces dernières semaines, un sentiment d'horreur sacrée s'était emparé de Suzanne. Jean-Pierre avait, sur un pur coup de bol, trouvé la clé, et le squelette dans le placard. En tandem avec Jim, il avait, à force de tâtonnements, déniché le territoire K. Le génie créatif de Gustave s'était réveillé tout d'un coup : les dragons rendaient insignifiante la menace de Bélial, et des robots mineurs exploraient d'eux-mêmes Gnosis, à la recherche d'informations qu'il leur aurait fallu une vie entière pour récolter. Et tout ça n'avait été que le début ! Jim avait accompli – car oui, c'était bien lui, Suzanne n'était pas dupe – l'impensable en matérialisant Maya, avec pour effet de bord l'enclenchement d'une translation pour le moins destructrice. L'un après l'autre, ces hommes avaient dénoué ce sac de nœuds gordiens avec une subtilité, une délicatesse, que cette femme bourrin n'aurait jamais su faire siennes. Et à présent… à présent…
Suzanne devait se rendre à l'évidence. Froidement, rationnellement, cocher une autre case dans cette liste interminable d'échecs qu'elle appelait C.V.. Se résigner, en somme, à être encore une fois pire qu'une ratée : une lâcheuse.
Appuyée, pour ne pas dire avachie, sur la rambarde du pont qui reliait l'usine à la ville, elle regardait la lune d'argent brisée sur la masse des vaguelettes noires. La nuit profonde et la flasque de chartreuse conféraient à l'instant une portée d'épiphanie ; elle était sur le seuil d'une réalité seconde, plus vraie, où le mot était Verbe, où la pensée fugace laissait des traces onthologiques.
En-dessous, le ciel aux eaux opaques paraissait immobile. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. Non, elle ne voulait pas plonger. Elle avait bien trop peur pour ça. Elle savait déjà ce qu'elle y trouverait.
Il était temps de lâcher prise.