Chapitre 6
Apocalypse
Noyée ou étouffée, elle mourrait seule. Seule au fin fond des ténèbres, impénétrables à la vision, à la conscience, aux voix des hommes. Ou sans doute, avant ça, la pression ferait d'elle une bouillie de sang, de cellules éclatées, de restes d'os broyés. Elle entendait, à la dérive, en chute libre, le bec du monstre cogner contre le plexiglas du Léviathan. Le Knidaire, comme l'avait baptisé Gustave. Un monstre de cinq ou six mètres de haut, aux tentacules filaires parcourus de signaux électriques, comme s'en paient le luxe, de temps à autre, les créatures des profondeurs. Un être majestueux, splendide. Quand, juste avant que sa capsule ne sombre, enlacée par l'animal géant, elle avait eu le bref loisir de contempler son apparence noble, Suzanne avait compris.
Dans les Enfers dort une beauté immortelle, étrangère. Vraiment, un mollusque minable était passé dans le domaine des dieux, enfermé dans une coquille de noix, et la cire de ses ailes ne pouvait qu'exposer en fondant ses bras nus, flasques et laids. Toute cette quête n'avait été qu'une vaste impasse. Une dernière erreur. Une dernière verrue.
— Hou, la véreu-seuh !
Suzanne avait sept ans, et Suzanne était moche. Cheveux crollés et emmêlés, bouche sans lèvres, le nez tordu, et surtout, un foutu neurofibrome sur la joue gauche. Malingre de constitution, elle avait les articulations saillantes, et mêmes quelques os qui ressortaient là où on ne les attendait pas. Les bras trop longs, courte sur pattes, tête trop petite au milieu de son auréole de nœuds ternes, elle était surnommée « le hibou fou » depuis Éric, « la sorcière » depuis Jean-Jacques, et « troll des montagnes » depuis Roland.
Suzanne haïssait les garçons et méprisait les filles. Pendant que les unes jouaient à la poupée ou s'extasiaient sur des fripes propres, les autres étaient plus forts qu'elle à jouer au coq, à faire les malins, à jouer au ballon ou à se bagarrer. Surtout, l'un comme l'autre groupe était hermétiquement fermé. Pour autant, Suzanne savait où la portaient ses goûts. Plutôt crever que de jouer à donner le sein où à faire la dînette, ça lui collait la gerbe. Les filles étaient toutes connes, et elles s'intéressaient à des conneries. Elles se payaient sa tronche en pointant ses jupes déchirées par les ronges, ou ses gants élimés par l'usage, ou ses vêtements « coincés », choisis sans rime ni raison. Les garçons, ça ne lisait pas plus, et ça méprisait complètement l'école, mais au moins, ça courait dans les prés, ça fuguait, c'était libre, ça savait s'amuser. Ça, il n'y avait pas photo.
Quelques années plus tard, Suzanne décomposerait l'expression scandalisée, réprobatrice, que les adultes et les grands employaient quelquefois pour la réprimander, « garçon manqué ». Elle se demanderait non seulement dans quelle mesure elle pouvait bien être « manqué » – incapable de tenir tête à ses pairs, ou carrément dindon de la farce de la danse des gamètes et d'un destin inique – mais aussi, si elle n'était pas carrément, au-delà de la biologie, garçon. Elle se le demanderait très sérieusement, jusqu'à ce qu'une poulette qui lui plaisait flanque une torgnole-râteau à une autre poulette, une vraie poupée de cire soignée, coiffée et maquillée, qui lui aurait confié dans l'oreille des choses inavouables. Cette claque avait démoli la poupée pendant toute cette année, ce dont Suzanne s'était félicitée, ravie du répit ; mais l'événement lui avait secoué les fesses. Elle avait traversé des années de confusion avant de comprendre qu'elle était une femme – c'est-à-dire, en effet, ni plus ni moins qu'un garçon manqué.
Son premier viol, elle l'avait provoqué. Elle était moche, après tout ; quelle chance, autrement, d'attirer un garçon dans son pot de vinaigre ? La petite intello s'était copieusement beurré la tartine à une soirée sauvage arrosée à la bière chourée. Le grande frère de Paulette avait vingt-et-un an, soit huit de plus qu'elle-même. Ça l'avait salement chauffé, qu'elle caresse devant lui le sein de la Paulette en question, qui roupillait comme une huître trop pleine. Elle en avait l'odeur, aussi. Il l'avait emmenée à l'écart, pour « lui donner une bonne leçon, à la goudou ». Au début, elle croyait s'en tirer pas trop mal, avoir hameçonné le poisson avec les armes des laiderons ; elle avait vite perdu le contrôle. Elle se rappelait plus grand-chose, mais elle était pas fière. Une chose était sûre : il y a pire que de se faire peloter les seins pendant qu'on pionce dans son vomi, mais même ça, on l'y rechoperait pas.
On l'avait rechopée.
À l'université, elle avait rencontré Christiane. C'était sa camarade de chambre à l'internat. Elle venait d'une école pour filles, elle ne parlait que d'hommes, mais elle avait très rapidement confié qu'en fait, elle attendait d'en trouver un qui lui plairait sur le campus. Suzanne avait énuméré ceux que personnellement, elle trouvait physiquement potables – une liste longue comme le bras – et après quelques semaines de cour et d'insistance, l'avait cueillie comme une fleur de printemps. Christiane n'était pas innocente, mais Suzanne restait laide. Une femme, peut-être, et moins moche que quand elle était une gamine, mais sa laideur s'était retrouvée quelque part dans son cœur, ailleurs, plus retranchée, plus enfouie. C'était comme un poison, qui avait macéré. Ça s'était vite gâté. De toute façon, Suzanne n'était pas amoureuse. Pas vraiment.
CLANG ! CLANG !
Le Knidaire enragé continuait de marteler la vitre du tout petit vaisseau, dans les abysses virtuelles. Réellement, le vaisseau était grand, de la taille d'un dragon, et ses dimensions n'étaient pas si éloignées du monstre surgi des profondeurs qui l'enserrait, se frappait contre lui avec violence, tel une punaise géante. Mais chaque choc de ce bélier violent poussait Suzanne un peu plus hors de son avatar, de ce corps virtuel et sans chair ; à chaque coup, elle se sentait plus vide, plus irréelle, à la dérive dans une éternité sans vie, sans but, sans sens.
Et Bélial, serrant son vaste corset rouge et noir contre l'exosquelette du Léviathan, butait, butait, butait. Dans ce rythme de peur et de mort, toutes les lumières du tableau de bord s'étaient éteintes, les moteurs s'étaient arrêtés, et le couple enlacé n'en finissait de chuter, plus profond, plus profond.
Ça avait commencé avec les cailloux. Des inclusions de quartz, apparentes dans les pierres moins belles, mais légèrement brillantes, à la couleur unie de caramel et à la texture rugueuse, friable, qui tapissaient le lit de la rivière de chez grand-mère. Quelques années plus tard, il y avait eu le musée aux minerais clinquants. La pyrite, surtout, et la géode d'améthyste, avaient fait forte impression. En rentrant, elle avait babillé avec tant de passion qu'on lui avait offert un livre, pour voir. Ça avait pris. C'était passé.
En quatrième, la prof qui enseignait la géologie avait une trentaine d'années, de larges épaules carrées, des cheveux qui faisaient du volume et des lèvres très rouges. À cet âge-là, Suzanne ne concevait pas encore ce que c'était ; quoi qu'il en soit, ça avait ravivé sa passion pour les pierres, et la géologie. Elle avait poussé ses recherches jusqu'à apprendre les formules, et les comprendre, et tapisser tout un mur de sa chambre de photos et d'articles à la gloire de la malachite : de la coupe à la mine, en passant par la formation par oxydation, les usages artisanaux, l'extraction du cuivre et les différents spécimens, plus ou moins impurs, plus ou moins transparents, couplés à d'autres minéraux de la même famille. Et puis c'était passé.
Son intérêt, enfoui dans une ère oubliée, avait malgré cela refait surface. À l'université, elle était retombée amoureuse des pierres, de la chimie et des propriétés optiques. Elle se demandait vaguement pourquoi, à l'inverse de ses pairs, elle songeait quelquefois à se tourner vers une carrière d'enseignante ; ce fut lorsque ce vieux bouc de Professeur Séguin avait lu dans ses notes, de sa voix chevrotante, le mot « malachite », qu'elle s'était rappelé pourquoi. Elle trouva l'anecdote mignonne, et elle s'y attacha. Quoi, une toquade d'enfant n'allait pas diriger sa vie ! elle s'était fait peur ; pour un peu, elle se serait crue en train de développer un instinct maternel ! Suzanne était retournée dans les bars étudiants, à brailler des chansons paillardes et des slogans de gauche dans les bulles de sa bière, tout en baffant du dos des doigts les mains trop baladeuses des gros paumés échoués sur les tabourets qui n'avaient plus les yeux assez en face des trous pour distinguer ce qui était mauvais pour eux.
Cinq ans plus tard, elle décrochait l'agreg.
La Suzanne Hertz qui avait bûché dur, qui s'était cassé le cul à plus avoir de vie, n'avait rien eu de naturel. C'était rien qu'un mensonge, une passion qu'elle s'était racontée à elle-même et qui, une fois passée au four avec le beurre, l'argent du beurre et les lauriers, était retombée comme un soufflet raté. Pouf. Après les leçons de choses, elle avait eu la leçon de vie. Plein de petites vérités n'en valaient pas une grande : Suzanne Hertz n'était réellement qu'une flemmarde égoïste. En effet, à peine obtenu son diplôme d'excellence, elle s'était laisser piquer du nez. Elle n'avait pas été à la hauteur. Elle aurait dû se retrousser les manches pour se reprendre en main ; elle avait juste baissé les bras, laissant tomber plusieurs centaines d'élèves dans la foulée, avec la plus parfaite indifférence. Quelques années cruciales et formatrices dans sa carrière scolaire, qu'une fois munie de son titre convoité elle avait juste passées à se la couler douce. Envolées, sa passion, son intérêt, son goût du caillou, adieu, atomes crochus avec les réactions chimiques ! Pouf. Elle croupissait sous la couette, s'arrosait le cerveau à Question pour un Champion, et fermentait telle une moisissure microscopique entre deux fesses.
Ce qui l'avait essentiellement décidée à faire semblant de travailler, c'était quand elle avait rencontré Jean. Elle avait simplement voulu l'impressionner. De faire semblant à faire, il n'y a qu'un pas ; et finalement, c'est en faisant qu'on devient une faiseuse. Miracle, n'est-ce pas : Lazare avait marché, et c'était pour rouler son boule.
BLANG ! BLANG ! BLANG !
Combien de temps avait passé ? Suzanne avait perdu le compte des coups de dard du Knidaire immortel contre la carapace du Léviathan. Peut-être que cette dernière était indestructible. Et le Knidaire, aussi immortel que têtu. Peut-être que ça faisait plusieurs années que ce cauchemar durait, et qu'elle était maintenant l'ultime survivante de l'humanité. Reprenant conscience peu à peu, elle émit pour elle-même un rire – ou plutôt, une sorte de caquètement – jaune, ironique et mordant, qu'elle accorda en rythme aux coups de reins de son binôme. Quel fiasco…
Voilà donc les extrêmes où sa bêtise, et surtout, oui surtout, sa crasse bêtise pouvaient la plonger. Dire qu'elle avait voulu remettre sa démission. Dire qu'elle n'avait simplement pas osé. Dire qu'elle s'était juré, en s'enfermant dans le scanner, que ce serait son ultime mission ! Ha ! Typique, Suzie.
Elle se détendit, et apprécia le spectacle. Il y avait une certaine beauté, dans les mouvements brutaux du Knidaire. La façon dont ses organes phosphorescents, tels des ampoules de LED, diffusaient leurs couleurs sur la peau transparente, et néanmoins texturée, de l'être artificiel. La danse de ces motifs changeant, la rage froide, mécanique, obnubilée, qui possédait cet animal. L'acharnement de cette chose était pur, et il lui réchauffait le cœur. C'était ça, la passion. L'espace d'un instant, elle se sentit touchée par un amour, une grâce, d'une entièreté proprement incommensurable. L'énergie ardente, démente, que mettait le Knidaire dans son objectif simple, entrait dans un contraste divin avec le zéro absolu des abysses éternelles et de son absence totale d'esprit. L'espace d'un instant, Suzanne sentit toute l'ambivalence d'un Dieu en qui elle n'avait jamais cru, et ne croirait jamais.
— Bonjour.
— Ah !
Elle sursauta dans son siège avec un hurlement fort disgracieux. Au-dehors, le Knidaire clang-clanguait imperturbablement. Elle tourna la tête. Puis elle finit par repérer, au-dessus d'elle, dans la tête du vaisseau, un bassin et une paire de jambes qui dépassaient. Pas de doute possible sur leur propriétaire.
— Mais qu'est-ce que tu fiches là, Maya ? s'écria-t-elle.
— Je vous cherchais, Su… Madame Hertz.
— Hé bien… ma foi, je ne sais plus de quoi je m'étonne. Si tu peux être sur terre en même temps que sur Gnosis, pourquoi ne te trouverait-on pas au milieu des abysses virtuelles ?
Elle parlait d'un ton léger. Presque badin. Des coups de butoir – combien, quatre ? cinq? elle n'avait pas compté – avaient écrasé sa phrase en plusieurs points. C'était choquant d'être aussi calme. Comme si ça ne lui faisait rien, de disparaître. Tant mieux, dans un sens. C'était toujours ça de réglé.
Suivit un silence gênant. Elle hasarda quelques regards perdus vers la paire de jambes qui pendait dans le vide, au-dessus d'elle. Hésita à poser des questions idiotes, comme « Hé bien, de quoi on parle ? » ou « Ça fait longtemps que tu connais les abysses ? » D'une part, parce que Maya était avant tout son élève ; il y a une certaine déontologie à ne pas aborder des sujets de conversation trop personnels avec les jeunes, à moins de soupçonner qu'ils soient en danger. D'autre part, parce qu'Athéna était aussi une divinité, et que Suzanne avait sans doute passé les dernières années de sa vie à la poursuivre, comme on pourchasse le pied de l'arc-en-ciel, sans se douter que les réponses étaient juste sous ses yeux. On pèse ses mots devant un dieu, et plus encore en compagnie d'un élève.
— À quoi pensez-vous, Madame Hertz ? fit la toute petite voix fluette et innocente, au-dessus d'elle après d'innombrables attaques du Knidaire, dont chacune aurait pu être la dernière.
— Hé bien, je pense qu'au moins, je ne suis pas toute seule.
Et c'était pas si mal.
Au début, c'était un brave garçon. Elle l'avait rencontré sur les bancs de la fac. Il n'avait pas couché avant qu'elle jette son mec – enfin, pas plus d'une fois. Mais il était réglo. Ça l'avait déchirée de détruire Denis, mais après tout, c'était pour la bonne cause. Denis était malgré son nom un bab, et un junkie ; la conclusion d'une longue chaîne de relations sans lendemains. Avec Jean, elle voyait un avenir. Il avait une bonne situation, était clean, propre, responsable, respectueux, droit, fiable, stable, rangé, sortable, convenable, raisonnable, sociable, serviable, ouvert d'esprit, à l'écoute, volontaire, réfléchi, attentionné et attentif, gentil, compréhensif, amoureux, très bien et ennuyeux. Pour réparer leur couple, ils s'étaient fiancés ; pour sauver leur mariage, elle avait accouché. C'était un homme jeune, charmant, brillant, confiant, ambitieux et solide qu'elle avait rencontré ; et elle avait quitté une épave imbibée d'alcool, qui enfonçait le canapé, rendait les coups, beuglait, se rasait rarement, se lavait hebdomadairement, pleurait la nuit. Une décennie de vie commue avait ruiné Jean Laplace. Le juge avait été le seul à vouloir lui confier la garde.
Sa fille avait fini par se barrer au terme d'une enfance malheureuse, à l'âge de seize ans, après le premier petit con venu. À l'époque, Suzanne venait de se maquer avec Catherine, et sa vie personnelle commençait finalement à avoir l'air de quelque chose. Après trois ans d'idylle et d'une relation étrangement saine, elle s'était lancée dans le privé avec Kadic. Deux ans plus tard, Jean-Pierre lui révélait Gnosis.
Il n'y avait, dans le paysage mental de Suzanne Hertz, aucun mot, aucune notion de ce qu'avait été, et continuait d'être, cette expérience. Passion, amour, coup de foudre : cela ne faisait qu'approcher, approximer la place, le sens qu'avait tout d'un coup pris Gnosis dans sa vie. Non, ce n'était pas une foi illuminée ; non, ce n'était pas une fascination dévorante, destructrice, monstrueuse ; non, ce n'était pas la certitude irrationnelle, consciemment délirante, totalement tautologique que c'était le Grand Œuvre, le Grand Projet de sa vie, la chose la plus importante qu'elle entreprendrait jamais. C'était tout cela à la fois, mais avec une puissance, un condensé de vie, que des mots ne peuvent contenir ; formulées, ces vérités semblaient évidées, comme dépouillées de leur essence. En un mot, mortes.
S'il était possible de tomber amoureuse d'une chose comme on tombe amoureuse d'une personne, Suzanne n'aurait pas appelé amour ce que ce nouveau monde représentait pour elle, car l'amour flambe et s'éteint, ou s'apprivoise, se domestique, s'entretient. Avec Gnosis, un feu lui coulait dans les veines, dilatait ses poumons, la nourrissait, la consommait, à chaque heure qui passait sous le soleil conscient ou au fond de la nuit inconsciente. C'était elle, le flambeau, et ce n'était pas une toquade : elle brûlait en continu depuis cinq ans lorsque Gustave rejoignit leur équipe.
Sur le moment, cela lui avait fait l'effet d'une douche froide. C'était comme ça qu'elle avait remarqué avec combien d'intensité son corps et son esprit s'étaient tendus, possédés par cette lumière liquide. Du jour au lendemain, l'intrus avait battu les cartes du saint des saints. Mais, incapable de reculer, elle s'était juré de ne pas se laisser déposséder. Elle avait redoublé de passion, et elle s'était spécialisée dans une maîtrise du code et des théories quantiques qui faisaient d'elle une pièce unique, irremplaçable de l'équipe, un cerveau, plus familière que Gustave et Jean-Pierre avec les secrets, les mystères et les rouages intimes de cette machine formidable. Elle rentrait tard le soir. Préparait peu ses cours. Sacrifiait ses week-ends. Quelquefois, découchait.
Catherine croyait savoir. Elle pensait que Suzanne la trompait. Mais c'était elle qui se trompait toute seule. Ce que Suzanne poursuivait, c'était une chose plus grande qu'elle-même, plus que n'importe quel être humain, plus utile que tout et digne de tous les sacrifices. Ce feu qu'elle sentait battre dans ses veines, cette passion qui lui avait toute sa vie fait défaut, qui depuis toujours avait manqué au monde – c'était comme d'avoir vu la couleur, et de perdre la vision ; d'avoir senti le vent des blés, et d'oublier la terre ; d'avoir vibré dans la musique, le corps dansant, en transe et de lui-même, au gré des rythmes venus de l'âme, et de perdre l'audition au-delà des oreilles, à un niveau neurologique. C'était ça, l'idée de vivre sans Gnosis : en un mot, perdre, au-delà de toute imagination.
Plus profond. Plus profond.
— Bien. Votre prof de sciences, Madame Hertz, est malade aujourd'hui. Mais… silence !
Le brouhaha suscité par l'annonce retomba aussitôt. Le patriarche tonnant avait de quoi intimider les quatrième. Le coffre, la stature, les sourcils broussailleux, ça faisait son effet. Tout le monde avait été un peu impressionné – sauf Lizzie. Elle, elle savait comment le prendre, elle finissait toujours par obtenir ce qu'elle voulait de lui. À défaut d'attention.
Voyant venir la conclusion, elle rassembla ses affaires en deux brèves brassées. Pas de TP, pas besoin de rester sur cette paillasse. Et puis, ça faisait quelques jours qu'elle y repensait, alors il était temps de tirer les choses au clair. Elle commença à se diriger vers le premier rang, où Bubblegum faisait sa petite princesse solitaire.
— Ah bah, Lizzie, où tu vas ? s'enquit Hervé, tout bas et possessif.
Sans même se retourner vers lui, elle haussa les épaules.
— T'as qu'à te mettre avec Nico, dit-elle pendant que son géniteur annonçait que J… Monsieur Moralès assurerait la permanence, et que ça n'était pas une récréation, car ils auraient des exercices, et que Madame Hertz les noterait.
Deux mètres plus loin, elle balançait son sac sur la paillasse, et plantait son drapeau et son cul sur le tabouret voisin de celui d'Athéna. Celle-ci la regarda sans surprise, puis tourna sa tête vers Delmas père sans plus de réaction. Pas un bonjour, pas une question, rien. Elle posa son menton sur le dos de sa main, tournant délicatement entre ses longs doigts fins un stylo plume, comme si déjà elle caressait l'idée, douce et rêveuse, de l'employer aux fins les plus studieuses, les plus banales et inintéressantes qui soient ; pour autant, son attention et son regard se portaient déjà ailleurs, au-delà de l'annonce prévisible du proviseur, au-delà de la classe, de ses murs et de ses gens – comme si tout ce qui l'entourait, trop réel et trop plat, manquait de profondeur et d'intérêt pour elle, étaient indignes, dans leur matière et dans leur forme, de sa présence pleine. C'était cela, ce mépris si puissant, si palpable, qui irritait Lizzie. Elle sentait dans sa chair le jugement de tout ce qui était « superficiel », de tout ce qui n'était qu'« une fille comme les autres », absorbée par toutes les vanités mondaines, et ça, ça la foutait en rogne. Pire, ça la faisait grave chier. Oui, c'était ça. Elle allait en découdre.
— Ho, princesse de mes ovaires ! Hope. Houhou, la nouvelle, t'es bouchée ou quoi ?
La voix acide rappela Athéna au présent avec un claquement. Elle n'en oublia pas Suzanne. C'était vital. Mais elle était parfaitement capable de gérer en parallèle plusieurs tâches de sociabilisation.
Elle cligna des yeux quand elle reçut une boule de papier mâchouillée sur la joue. Ah. Elle avait donc tardé à réagir. Elle ajusta.
— Bonjour, Lizzie. Je suis contente de te voir. Je t'attendais, tu sais.
Oh. Il fallait se tourner vers l'interlocutrice, ça avait un effet et une conséquence dans la communication. Cet oubli la troubla. Pourquoi d'un coup était-elle si lente, si… inepte ? Ses routines lui semblaient perturbées. Évidemment, beaucoup de choses se passaient dans les abysses, et l'avenir qu'elle préparait exigeait presque toutes ses ressources. C'était bien plus qu'elle ne l'aurait imaginé. Les humains, réellement, étaient des êtres fascinants, pour la porter aussi près de ses limites. C'était à retenir. Le moment était peut-être mal choisi pour une discussion avec Lizzie.
Celle-ci n'était pas moins troublée. Pourquoi avait-elle appelé Athéna « la nouvelle » ? La sortie la laissait d'autant plus perplexe qu'elle ne parvenait pas à se souvenir quand, exactement, elle avait rencontré la jeune fille. Il y avait anguille sous roche. Et maintenant qu'elle avait flairé la piste, Lizzie ne comptait pas lâcher l'affaire.
— Et comment ça ? susurra-t-elle, non sans une ironie mordante. Verrait-on dans l'avenir ? On lit dans les entrailles de souris ?
Pique plutôt poussive : le TD de dissection avait été repoussé à une date encore indéfinie. Mais oui, Athéna le savait, cela et tant de choses. Selon toute probabilités.
— Je t'ai rendue curieuse. J'aime bien ça, chez toi.
Cette fois, Lizzie piqua un fard. Est-ce que cette fille se moquait d'elle ? Encore ? Quoi qu'elle dise, elle avait toujours l'air de se croire tellement supérieure qu'on aurait cru qu'elle pétait sur un autre plan d'existence ! C'était pire qu'agaçant : c'était un vrai défi. Et Lizzie Delmas n'était certes pas femme à ignorer un challenge ! Elle comptait bien grimper là-haut, l'attraper par la peau du cou, et lui faire cracher, si ce n'est des excuses, du moins la vérité. À savoir : qu'elle ne valait ni plus ni moins que le premier paumé passé, et certainement pas plus que la reine indétrônable de Kadic.
— Tu m'en diras tant. C'est un talent inné, chez toi, de deviner ce qui se passe dans la tête des gens ?
— Peut-être. Peut-être pas. J'ai beaucoup appris de mon papa.
Lizzie sentit la moutarde lui monter au nez. Non mais qu'est-ce que c'était que cette réponse ?! Bubblegum, pour sa part, était tranquillement en train de sortir une copie simple à petits carreaux ; elle fit don d'une deuxième à sa voisine de paillasse, et disposa entre elles un livre d'exercices dont elle savait pertinemment que Lizzie ne l'utiliserait pas. Une maladresse moralisatrice qui était faite pour attirer comme du vinaigre cette jeune fille qui prenait la mouche d'être prise de haut. Sérieusement, qu'est-ce que Lizzie pouvait faire d'une réponse aussi calme ?
— Je vois. Et ton papa, il se croyait meilleur que tout le monde, lui aussi ?
— Certainement. C'est très commun.
Elle releva les yeux de la copie où elle venait de tracer une marge, et lui dédia un grand sourire radieux. Aucune trace de sarcasme.
Alors comme ça, on y allait comme une brutasse, tout en jouant les ingénues ? Hé bien, il faudrait plus que ça pour la déconcerter.
— Tu as raison, dit-elle d'une voix claire tout en passant la main dans ses cheveux brillants. Beaucoup de gens croient qu'ils valent mieux que les autres. Mais dans mon cas, c'est différent. Moi, je ne crois pas : je sais.
Le sourire… le culot… le ton hautain et arrogant, jeté dans les oreilles de qui voulait l'entendre. Intérieurement, Lizzie mourait de frousse : socialement, c'est une déclaration risquée, scandaleuse… danser pieds nus sur les raisins de la colère, c'est un coup à finir en bain de sang. Et pourtant, une partie de son esprit, combative et tout aussi sincère, était dans son honnête extraversion tout aussi dépourvue de la moindre trace de peur. Adorable dualité qu'en vérité, Athéna réfléchit quand elle répondit, avec la plus parfaite placidité :
— Non.
— Pardon ? fit la diva, troublée, et sur le point de s'offusquer, déjà.
— Tu affirmes savoir que tu vaux mieux que la plupart des gens. Mais moi, je te le dis : tu n'en as pas la moindre idée. Tu ne te rends pas compte. Tu ne sais pas encore ce que tu vaux.
Athéna finit d'écrire son nom sur la copie petits carreaux et se tourna vers sa partenaire de TD. Elle riva ses yeux droit dans ceux de Lizzie, qui étaient noirs, profonds, et beaux. Elle, qui avait l'intention de saisir, fut saisie pareillement. Mais elle ne flancha pas.
— Je vais donc te l'apprendre.
Au fond, je ne vaux rien.
Une perte sèche d'espace. Cinquante-neuf années à gâcher l'air, le temps et l'énergie. Et encore, le gâcher, ça n'aurait pas été si mal… mais tout ce que j'ai jamais fait, tout ce que j'ai accompli, c'est pire que le néant. Je suis le Temps qui, en progressant, détruit les hommes… mon rôle est de dévorer, ici-bas, l'humanité.
Il y a une bête. Une bête tapie, dans l'angle mort de mes pensées, qui n'affleure jamais à mon esprit conscient, mais dont je vois les ombres à travers tout ce qui a fait mon existence. Les regrets qui me pèsent, aussi légers qu'une plume. La honte qui est mon masque et mon poumon. La bête fait rage dans mon dos, elle suinte par mes vertèbres, elle conjure le néant dans la manne que le ciel nous envoie, dès qu'elle se pose dessus ma main, ma bouche, mon œil, mon odorat.
KLANG !
Maudits ceux qui m'entourent, car je les transformerai.
KLANG ! KLANG !
Je fais des cauchemars, tu sais. Presque toutes les nuits. Je fais fondre mon salon. Ou des gens. Ou ils fondent d'eux-mêmes, sous mes yeux, pendant qu'ils me parlent, mais parce que je suis là. Parfois, ils insistent, ils refusent le fait qu'ils sont fondus ; ils réessaient de me parler. Je me dis : c'est impossible, ils viennent de se liquéfier, je les ai vus, leurs restes carbonisés, fumants, puant le plastique incendié et la fumée humaine. D'autres fois, c'est une scène de ménage, ou une dispute, devant ma classe. J'étale mon linge sale. Je parle de cul, de fesse, de corvées domestiques ou de l'état de notre relation ; je colle une torgnole à Catherine – ce que je n'ai jamais fait, mais j'ai toujours été à ça de passer le pas, de la marquer et de la mordre… Ou parfois, de Gnosis, des secrets, de Jim, de Jean-Pierre, ou même de Gustave, que j'insulte copieusement. Là, Jean-Pierre me virtualise et…
KLANGANG ! KLANGANG !
C'est réel, n'est-ce pas ? On y est ? C'est bien ça ?
— Nous y sommes, Madame Hertz. Nous sommes bien là.
La vieille folle émit un rire badin, entre deux coups de butoir du Knidaire.
— Je t'en pris appelle-moi Suzanne. Je disais donc, tu sais comment tout ça a commencé pour moi, j'essayais réellement de te rendre réelle, la matérialisation, il avait dit que je pourrais…
Sa parole coulait à flots, à présent. La carapace était fendue. À cette profondeur, la pression aurait voulu que tout implose d'un coup, mais dans les abysses profondes, le temps n'est pas lui-même, le temps devient vrai. Une seconde peut durer des années, et une vie se résumer à une fraction de milliseconde. L'eau s'infiltrait, c'est vrai. Mais elle montait à peine, elle trempait ses pieds, ses genoux, froide et légère, comme un nuage de brume.
Ce que je veux, finalement, c'est disparaître. Arrêter d'exister. Arrêter d'être.
— Non.
La petite voix fluette avait parlé avec une assurance ferme, surprenante, mais naïve. Suzanne savait, très rationnellement, qu'il ne pouvait y avoir d'argument. Premièrement : on ne peut dériver de préceptes des choses. Deuxièmement : pour ce qui la concernait, elle seule pouvait savoir, elle seule pouvait juger. Troisièmement : pour ce qui était des autres… même en supposant qu'un démon, un génie malfaisant, lui noircisse le tableau qu'elle se faisait de son ombre sur le monde, la générosité, tout comme le doute hyperbolique, a ses limites, et ne saurait constituer un impératif mora –
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— Ce n'est pas grave, Jérémie, dit Madame Hertz. Cela arrive. Regagne ta place. Qui pour résoudre cette équation du second degré ? Personne ? Dans ce cas, disons… Athéna, qu'en penses-tu ?
— Anthéa, corrigea la jeune fille, se levant docilement.
Elle n'avait pas quitté sa place que déjà, une voix s'élevait, protestant :
— En fait, Madame, si vous me permettez…
Déjà Laura enjambait les rangées qui la séparaient de l'estrade. Elle voulait faire ses preuves. Sans un mot, Anthéa se rassit. Ce n'était pas plus mal. Autant rester, selon le mot de Gustave, invisible comme l'auteur dans son œuvre. Elle échangea avec Sissi un regard, où elle retrouvait déjà une étincelle de complicité. L'humeur provocatrice, en se mordant la lèvre d'un air qu'elle espérait à moitié sensuel, celle-ci se pencha à l'oreille de cette nouvelle binôme.
— En vrai, tu trouves pas qu'elle est canon, la prof de maths ?
Elle se recula avec un sourire de gosse, et le cœur qui battait la chamade. C'est vrai qu'elle trouvait Marie Hertz plutôt belle – jeune, cheveux bruns ondulés, vêtue d'une affreuse chemise dont les carreaux avaient, malgré tout, un effet fascinant… mais pour jolie qu'elle fût, ce n'était pas Madame Hertz que Sissi –
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l. Suzanne aspira une goulée d'air. Air qui se faisait rare, dans la cabine du Léviathan. L'eau lui montait à présent jusqu'aux tétons.
— Alors ? Comment c'était ? fit la petite voix, là-haut, de la gamine, d'un air traînant, presque narquois.
— Qu… Comment ? De quoi ?
— De ne pas être. Comment c'était ?
Qu… qu'est-ce qu'elle racontait, cette conne ? En grelottant, les dents claquant comme jamais elles ne l'avaient fait sur Gnosis – le froid n'existait pas, dans ce monde virtuel – la vielle prof sortit ses bras de l'eau. Sa blouse virtuelle lui collait à la peau.
— Tu aimais ça ? C'était plaisant ? C'était bien ce que tu voulais ?
— Je… je…
— Sûrement. Tu veux recommencer, n'est-ce pas ? Évidemment, c'était tellement bien, la dernière fois. Mais en même temps, c'est déjà le cas, non ? « Je sais que je ne suis rien » c'est ton motto, n'est-ce pas ?
— N-non… non… je…
Mais qu'est-ce qui se passait ? Les mots échappaient à Suzanne. Elle dérivait, en pleine déréalisation. La gosse avait enfoncé comme un coin dans une faille de son esprit, et elle bourrinait, à grands coups de butoir, élargissait, dissociait, violait. Elle plongeait ses griffes dans son esprit, l'arrachait du monde, l'y remettait, farfouillait ses entrailles avec une cruauté sans nom, une violence toute mécanique, monstrueuse, inhumaine, que Suzanne dans son humanité n'avait jamais imaginée. Le Knidaire enroula un puissant tentacule autour du Léviathan à la peau déchirée, et se mit à serrer, serrer ; par les fêlures du plexiglas, ou du verre, ou de quoi que ce fût dont consistât le vaisseau abyssal, entre les crissements et gémissements de l'engin torturé, un poison s'insinua dans l'eau, en filaments microscopiques, millions de cheveux. À leur contact, sa peau s'électrifia, son souffle s'effondra, et son esprit se fragmenta.
Dans les abysses, personne ne l'entendit hurler.
Personne, sauf Maya. Ou Athéna. Mais pour Suzanne, Athéna n'existait déjà plus, comme elle n'existait pas avant, pas vraiment. Tout ça n'avait été qu'une brève prise de conscience, un éclair dans le noir. Ici, elle exprimait enfin la vérité ultime de son être, son non-être, sa vie, sa mort, sa quête, ses fuites : la souffrance. Elle n'était que souffrance. Et jamais elle n'avait réussi à être autre, autre, que ça, autre, que rien. Rien que le mal qui se rongeait, l'ouroboros qui détruisait les mondes. Le monde. L'Enfer.
Plus profond. Plus profond.
– désirait. Ce n'était pas ce qu'elle voulait. Ça ne l'avait jamais été. Évidemment.
Ce que voulait Suzanne, ce qu'elle avait toujours tellement désiré, c'était bien plus complexe, bien plus dur à imaginer, que le néant. Vraiment, le pêché de cette femme avait été la gourmandise. Saupoudrée de fausse modestie, cette prétention si hypocrite d'avoir un désir simple, et facile à réaliser.
Athéna sourit dans le secret de son esprit. Vraiment, elle avait été folle. Un orgueil de génie. Et elle n'était même pas rassasiée. Au moins, elle se trouvait déjà dans un monde meilleur.
— Athéna ? Athéna ? Ça va bien, Athéna ?
La voix de Lizzie la ramena sur terre, dans le présent. Elle lui montra son sourire intérieur. Ça n'avait rien de rassurant. Lizzie chercha une pique pour exprimer l'agacement que lui avait causé cette fausse frayeur, ne trouva rien. Elle se contenta d'un malingre :
— Bah dis donc, toi, t'es quand même un sacré numéro.
— Sacrée, peut-être, mais je ne suis pas un numéro. Je suis une femme libre.
Tout comme l'était Suzanne, maintenant. Oui, elles étaient maintenant toutes dans un monde meilleur.
Le reste du cours de Madame Hertz se passa sans soucis. Évidemment, elles n'étaient plus binômes de labo, puisqu'elles étaient assises côté à côté dans une salle de classe classique. La chose ne dérangeait pas tant Lizzie. Elle ne s'était jamais beaucoup intéressée aux cours, de toute façon. Ce qu'elle voulait vraiment, c'était mieux cerner cette tête de malabar. Miss proprette dans les nuages ne se contentait pas de planer hautainement au-dessus du commun des mortels – ça, c'était un art que Lizzie connaissait parfaitement. Non, elle, elle était carrément éthérée. Ailleurs. Pas là. Difficile de cerner quelqu'un dont la position relève de la propriété quantique.
… Tiens ?
Athéna se tourna vers Lizzie avec un regard amusé. Elle semblait en pleine confusion. Cette fois, Miss Stones était bien dégrisée. Sur terre, dans le présent. C'était Lizzie qui paraissait partie, pâlotte, se marmonnant des choses, comme pour mieux les comprendre. Le souci, précisément, c'était qu'elle comprenait un peu trop bien des choses qu'elle n'aurait pas dû comprendre.
— Lizzie ? Lizzie ? Est-ce que ça va, Lizzie ?
La voix d'Athéna la ramena sur terre, dans le présent. Elle ne lui sourit pas. Le cours venait de prendre fin, elle ramassa son sac et fila à l'anglaise, plus que confuse. Fuir, c'était un bon réflexe.
— Hé ! Sissi ! Sissi !
C'était la voix d'Hervé. Il approchait. Le cancrelat. Une seconde, l'adolescente ne comprit pas qu'il lui parlait. Puis, dans un mouvement d'humeur, elle se retourna et envoya :
— C'est Lizzie, crétin !
— Bah quoi, c'est pas ce que j'ai dit ?
— Bah si, crétin ! intervint Nicolas.
Lizzie les observa, médusée, tandis qu'ils commençaient à se manger le nez. Elle avait l'impression de perdre pied, et le nord. Où voulait-elle aller, déjà ? Son lit ? Dormir ?
Lizzie Delmas se secoua. Et puis quoi encore ! Se terrer sous sa couette, c'était pas elle, ça ! Qu'est-ce qui lui prenait, est-ce qu'elle était malade ? En coup de vent, elle retourna dans la salle de classe.
Athéna était là, dans l'ombre matinale qui filtrait à travers les fenêtres. Immobile au milieu des poussières volantes, elle semblait briller. Avec un calme olympien, elle regardait au-dehors, au-delà de la vitre entr'ouverte. Elle respirait un vent doré.
Quand Lizzie ouvrit la porte en grand, un courant d'air souleva les cheveux longs, si roses, de la jeune fille. On aurait dit deux ailes d'oiseau.
À cet instant, pour étrange que ce fût, Lizzie se dit qu'elle voyait un ange.
Comme la flamme d'une bougie, son brasier combatif vacilla.
Le sang lui monta au visage. Elle marcha droit sur elle.
— Toi ! s'exclama-t-elle. Tu vas me dire ce qui se passe. Tout de suite.
Athéna la regarda droit dans les yeux. Sans desserrer les lèvres, elle lui sourit. De son sourire le plus intérieur. Comment expliquer ça ?
— J'étais en train de… dire au revoir, commença-t-elle. À une vieille amie.
Le noir terne dans les yeux de Lizzie. Elle ne comprenait pas. Évidemment. Cela viendrait. Elle s'en fit la promesse.
En attendant, l'une comme l'autre, elles se battaient.
Par miracle, Suzanne Hertz allait bien. Elle était quelque part en Amérique du Sud, à mordre dans la vie à pleines dents. Libre comme l'air, de ce qu'avait dit sa fille Marie, selon une carte postale – sans attaches, malgré un polycule où il y avait deux femmes, et même un homme. « Un type bien » avait-elle ajouté. « Elle en avait besoin. »
Oh, ça, Marie, si tu savais… Jim n'avait pas d'ouverture pour lui poser la question en direct, mais Maya lui avait confirmé que Suzanne Hertz n'avait pas une fois dans sa vie mis les pieds à Kadic. Qu'elle ne gardait aucun souvenir des Gnosiens, ni du superordinateur. Poussière, tu deviendras un trou de mémoire morte, un fantôme de fantasme. Jim s'en réjouissait. C'était exactement ce que Suzanne avait voulu. C'était elle qui avait plongé en premier, et elle avait pêché le trésor des trésors, au cœur de l'océan.
Maintenant, elle était libre.
Jean-Pierre et Gustave étaient, eux, bien trop fins psychologues pour entendre cette interprétation. Nonobstant l'opinion de ce balourd de Jim, ils s'étaient attelés à retaper le Léviathan, en le dopant à l'énergie virtuelle, en renforçant sa résistance psychomarine, et en l'agrémentant d'une chaîne hi-fi. Là, Jim ne leur donnait pas tort. C'était, dans le fond, un long trajet. Bon gré mal gré, il leur prêtait main forte, codant sur son temps libre. Ce n'était pas si compliqué, une fois qu'on y passait une poignée d'heure sans penser aux enfants. Quelque part, bien coder, c'est écrire beaucoup de mots, qui eux-mêmes écriront beaucoup de mots pour expliquer ce qu'ils font bien, et éventuellement, ce qu'ils ne font pas bien – et quand ils font bien ça, c'est déjà pas si mal.
Cette adresse nouvelle à manier de ses dix doigts les qbits sans trop ramer de prime abord, Jim n'ignorait certes pas d'où elle provenait. Un lent, patient labeur, arrosé de sueur et de sang, auquel cette pauvre femme avait tant sacrifié, qu'elle avait cultivé, raffiné, entraîné de son mieux au fil des ans et de sa vie. Cette sangsue, pénible plus-value, les Parques l'avaient fauchée dans la fleur de l'âge. Heureux les prolétaires, bénis les ignorants ; conscients ou non, les trois hommes se contentaient de récolter ce qu'elle avait semé. D'un côté, Jim trouvait à cette affaire des relents, certes légers, d'injustice ; mais de l'autre, si Suzanne devait être jetée pour son bien, ne valait-il pas mieux que ses talents soient également recyclés ? L'un dans l'autre, ce vol, c'était bel et bien un bien pour un bien.
Une conclusion au pragmatisme cynique qui ne laissait pas de le mettre mal à l'aise. Pire, Jim n'était pas bien sûr né de la dernière pluie. Quand on s'amuse à jouer avec le tissu même de la réalité, difficile de dire à quoi ressemble encore la vérité. Si tant fût qu'une telle chose eût jamais existé. La vérité, ça reste un outil de contrôle et de pouvoir avant d'être le bon, le beau et le tonitruant. Ne pas aller fourrer ses doigts dans les stigmates du Christ, c'est bien gentil ; mais croire sur parole, sur base de on-dits et de confiance, que Lazare gambade dans les prés ou poireaute dans les postes, sûr que c'est pas si peu fort de café. Osait-il se le dire ? parfois, dans la honte de son cœur, il arrivait à Jim de douter que Suzanne libérée fût encore.
C'était une journée de printemps vigoureuse et brûlante. L'air était saturé du sperme des églantiers. Température parfaite. Jean-Pierre suait à peine, juste assez pour goûter le vent légèrement rafraîchissant de cette fin d'après-midi.
L'ermitage de Meudon était, depuis la tragique fin de Suzanne Hertz, le nouveau terrain de jeu de Jean-Pierre. D'entraînement, spécifiquement. Les deux autres singes n'avaient pas eu l'idée d'explorer l'héritage ; lui, si. Et c'était ça, cet esprit scientifique, inquisiteur, explorateur et exhaustif, qui ferait toute la différence, ça ne faisait aucun doute. Pendant que ces idiots se contentaient de taper des lettres sur leur espèce de machine à écrire glorifiée, Jean-Pierre Delmas faisait des expériences.
Par exemple, il avait découvert que son pouvoir de blob, translaté depuis ce qu'ils avaient communément baptisé l'Ouverture, pouvait être combiné avec celui du thermoblaster. Mieux encore que de causer une explosion à plus d'un kilomètre, s'il planquait un peu de mucus camouflé sur un plafond comme un dégât des eaux, il pouvait, s'il le désirait, chauffer une surface, ou au contraire, aspirer sa chaleur à une vitesse notoire. N'être toxique que quand ça l'arrangeait, sucer des calories, tuer un animal d'hypothermie, maintenir un vieux chêne en hiver, faire hiberner une dizaine de ruches, c'était satisfaisant ; mais là où son pouvoir l'avait vraiment impressionné, c'était quand il avait couvert la surface d'un lac (sans relâcher des doses de poison significatives sur le plan médical) et avait, en perturbant brusquement les températures, fait tomber un corbeau en plein vol. Ce jour là, Jean-Pierre avait poussé un cri d'exultation qui avait fait sursauter les promeneurs et joggeurs du dimanche.
Il lui fallait bien ça pour arrêter de penser à sa vie.