Chapitre 7

Verso

Au bout d'un silence gênant, papa déclara :

— Bon, allez, je te laisse.

Il se leva, vint lui poser un gros bisou barbu sur le front – pile au moment où elle était en train d'appliquer une deuxième couche de vernis sur son annuaire droit, bonjour la considération – et ajouta d'une voix creuse et solennelle :

— Je suis très fier de toi.

— Ouais, ouais, je sais.

Elle s'efforçait de rattraper le coup avec son annuaire. Tenir la brosse de la main gauche n'était jamais devenu facile : c'était un pli à prendre, mais ça restait un handicap. Et puis son mauve était visqueux ; si ça se trouve, après cette bavure, il lui faudrait avoir recours au dissolvant, et repartir de zéro pour ce doigt. Au total :

– Pouce et index gauches bleu foncé ;

– Majeur gauche violet : un tantinet trop foncé, mais elle n'avait pas trouvé de moyen de régler ça ;

– Annuaire et auriculaire gauches rose foncé : elle avait la nuance parfaite. Avec les roses, le contraire eût été étonnant ;

– Pouce droit orange vif : trop clair, mais ça ferait l'affaire ;

– Index droit orange dé-saturé : pour ça, il lui avait fallu bricoler en appliquant une troisième couche de vernis couleur chair semi-transparent ;

– Majeur droit blanc : son vernis blanc était trop liquide, il séchait lentement, et jamais bien quand elle en mettait trop. En général, il lui fallait faire quatre couches fines ;

– Annuaire droit mauve : vernis visqueux ;

– Auriculaire droit violet : le même que pour le majeur gauche. Cette fois la teinte était parfaitement appropriée.

Papa n'avait rien vu, bien sûr. Il s'en foutait complètement. Kadic non plus ne verrait rien – du moins, elle l'espérait. Au pire, elle pourrait toujours dire qu'elle faisait comme Lady Gaga – cette éternelle alliée.

Il s'en alla. C'était tout, il n'y avait que ça. Il était venu pour la féliciter d'avoir « bien travaillé » ce mois-ci (comme si elle avait eu besoin de réviser). Lui dire qu'il était enchanté qu'elle s'intéresse enfin à autre chose que ce garçon, ce Stern (sans déconner). Et puis voilà. La chambre d'internat, l'appartement de fonction. Il passait une fois par semaine, toujours à la même heure. Et c'était tout. En période scolaire, c'était ça, vivre en famille sous le même toit. Marginalement mieux qu'en période de vacances : au moins, il lui fichait la paix.

Elle avait quand même protesté, quand il avait parlé d'Ulrich. Mais ça lui avait fait bizarre. Elle profitait du calme induit par l'odeur de vernis pour réfléchir. Dans le fond, ça faisait des années qu'elle faisait semblant. Elle surjouait méticuleusement, comme pour s'assurer qu'il resterait inaccessible – on ne savait jamais vraiment, avec les mecs. La chose étrange, vraiment déconcertante, c'est qu'elle ne s'était jamais demandé pourquoi elle faisait ça. Ça n'avait jamais fait l'objet d'une décision consciente. Bien au contraire, se rendre compte qu'un immense pan de sa vie était guidé par toutes sortes de processus parfaitement inconscients, ça lui faisait comme un vertige. Elle, qui était persuadée de calculer toutes ses interactions sociales pour conserver son trône de diva de Kadic : comment avait-elle pu ne pas remarquer ça plus tôt ? Elle s'était planquée dans l'idée que le beau et la belle de Kadic, c'était un conte de fées ; elle s'était répété qu'un amour à sens unique était une chose noble et romantique. Dans ces idées et ces paroles, pas une seconde elle n'avait seulement pensé qu'un échec éternel n'est pas un grand triomphe. Au temps pour la grande calculeuse ! elle n'était qu'une idiote, une vulgaire peste, incapable de comprendre quoi que ce soit à ses propres sentiments. Et voir cela en pleine face, ça l'avait déprimée. C'était tout ça qu'elle démêlait, pendant que le mauve séchait, car toutes ces réalisations s'étaient faites en direct, tandis qu'elle protestait fort vocalement à père qu'Ulrich était, et qu'il serait toujours, son âme sœur, et l'amour de sa vie.

Même maintenant qu'elle affichait la vérité, elle vivait dans le mensonge. Sa main gauche n'était-elle là que pour excuser sa couverture, ou était-elle sincère ? Si elle l'était, que disait sa main droite ? À la première question gênante, elle était prête à se couper les dix phalanges pour raconter des pures salades ; elle s'en faisait une joie perverse. Pour tout dire, elle parlait avant même de savoir. Comme si parler, affirmer dans le monde, était pour elle une étape nécessaire pour explorer, confronter, trier le vrai du faux, et éprouver les mots – ou, dans ce cas, les couleurs silencieuses – à la réalité.


Cette fois, on y était enfin. Il se tenait devant les Portes de la Vérité. Pour ainsi dire. Ça ne serait pas la première fois que Gustave entrerait dans la capsule, la sarcophage, le ventre de la bête, l'antichambre de l'Enfer, que les Gnosiens avaient pris coutume d'appeler prosaïquement « scanner. » Mais aujourd'hui, tout était différent. Maintenant, il se tenait, personnellement, sur le seuil de la grande aventure, et du secret des Dieux !

Il n'était certes pas le premier, et il n'enviait pas non plus le sort de Suzanne Hertz. Mais dans un sens, cela le rassurait. Même si elle n'avait pas, ultimement, été jugée Digne, elle avait, in fine, eu une forme de récompense. Jean-Pierre s'en cachait mal : sans aucun doute, il était convaincu que les rumeurs de la survie de leur ancienne collaboratrice avaient été… grandement exagérées. Gustave Chardin n'était, lui, pas de cet avis ; il jugeait que c'était bien mal – si vous voulez bien lui passer l'expression – connaître Gnosis. Voir la quête de savoir – et en particulier, la plongée à corps et âme perdus dans le cœur des abysses – comme un péril mortel, c'était là une erreur qui en disait long sur sa profonde superficialité. Dans le fond, Delmas était moins homme que homard, encastré dans son armure et dans ses certitudes. Gustave, lui, était assez libre pour avoir la foi.

Et si Suzanne avait été – pour tragique que ce fût – exaucée… Ma foi, n'était-ce pas que l'abysse, pourvu qu'on la laissât nous regarder, était réellement, profondément, un vœu ?

Relâchant un nuage de vapeur, les Portes s'ouvrirent et Gustave s'avança.

— Pas trop nerveux, mon Gus' ? demanda par le haut-parleur la voix de Jim, d'un ton bourru.

Lui non plus n'était pas sûr que Suzanne vivait. Cela, c'était plus surprenant. Chardin avait toujours vu en Jim un optimiste invétéré. Oh, il n'avait pas le cynisme de Demas, mais depuis le naufrage de Suzanne, il y avait une ombre dans sa voix, son regard, qui révélait quelque chose de sombre, un secret enfoui dans son âme.

Qu'à cela ne tienne. Ce n'était pas les secrets de l'âme Moralienne que Gustave s'en allait sonder ce soir ! Il avait mieux à faire.

No problemo, amigo, répondit-il, tout confiant.

— Seau lettuce go. Fermeture du scanner… C'est bon, check. Scanner… check. Transfert dans trois, deux, un… transfert.


Gustave était seul dans sa bulle.

Pour résister à la pression, c'était quand même une forme plus efficace que le dragon marin. Et puis, ça permettait de regarder autour de soi – quel intérêt de voyager, si c'était pour ne voir qu'à condition de coller son œil aux meurtrières d'un vaisseau ? Tout de même, on y avait perdu en fantaisie. Cet héritage de la logique et du savoir hertzien n'avait-il pas coûté à Chardin une partie de son âme d'enfant ?

De l'instant où il était entré dans les abysses, à bord du Léviathan 2.0, les communications avec l'extérieur avaient été coupées. Ça n'était pas inattendu – Suzanne leur avait bien fait un week-end entier de silence radio avant que l'univers la jarte sans dire au revoir – mais ça ne laissait de surprendre Chardin. Peut-être était-ce un biais d'extraverti, mais il tenait pour une erreur de l'intuition l'idée fort répandue que l'introspection se pratique en soi-même et dans la solitude. La vie lui avait plutôt enseigné qu'on se comprend en se frottant au monde. En faisant éclater sa zone de confort, à force de passer au tamis des expériences les discours, les idées, les expériences et les cœurs, un homme finit par trouver son reflet et son peuple. « Je » n'existe pas isolé – par quoi j'entends : tant le sujet percevant, par son activité, que l'identité, par son histoire, son intrinsèquement de purs produits de l'extérieur.

Si une conscience est un mouvement, et l'intérieur une illusion, alors : qu'est-ce qu'une bulle ? qu'est-ce que le silence ? la solitude est-elle possible ?

Gustave était seul dans sa bulle. Elle faisait deux mètres de diamètre, de sorte qu'il pouvait s'y tenir debout, ou assis ; s'y coucher lui donnait d'assez littérales courbatures. Les parois étaient transparentes, hormis deux cercles de métal formant l'infrastructure, soigneusement ornés, à l'intersection desquels se trouvaient deux consoles de contrôle – une décision qui, comme Gustave l'avait appris en fac d'architecture, « bousculait les habitudes ancrées sans pour autant sacrifier à l'esthétisme. » En deux mots : c'était fun. D'autant plus que, de toute façon, les contrôles ne lui servaient à rien. Gustave Chardin se laissait dériver, à moitié endormi, regardant avec fascination la nuit sans fin des ténèbres abyssales. Il sentait qu'il plongeait. Plus profond. Toujours plus profond.

— Plus profond, oui… murmura-t-il, comme pour lui-même.

Il sursauta. Qui avait dit ça ?

Personne dans la bulle, personne d'autre que lui. Évidemment. C'était peut-être son imagination. Comme un écho de ce que Jim passait son temps à répéter, quand il voulait avoir une discussion en tête-à-tête. Chardin n'avait jamais vraiment compris pourquoi.

Pensivement, il se pinça le menton et la lèvre inférieure. C'est que ça n'était pas absurde du tout… des échos dans la bulle : cela signifierait-il que l'intériorité, le moi, n'est pas dans le reflet du monde, mais dans le souvenir qu'on s'en fait – un reflet différé, essentiellement distinct ?

— Non non non, plus profond, dit une petite voix.

Cette fois, Chardin était sûr de l'avoir entendue. Elle venait d'ailleurs. Du dehors. Mais c'était impossible. Dehors, il n'y avait que…

— Léviathan, allume la lumière, ordonna-t-il.

Évidemment, ce fut Noël. La lumière blanche est d'un ennui constant ; et puis, à ne voir les choses que sous une seule couleur, à la lumière de la raison pure – si vous voulez bien lui passer l'expression – on en oublie que l'œil est lui-même coloré. Une guirlande multicolore et clignotante, en deux mots, c'était fun.

Ainsi, à l'extérieur, rouge et verte, puis bleue et jaune, une paire des petites fesses entourée de cuisses partiellement visibles et de pieds et de chevilles siégeait au-dessus du vaisseau. Pas la peine de se demander trop longtemps qui pouvait bien être assise en tailleur au fond des noires profondeurs, sous la pression à peine concevable du monde virtuel. Qui sonde l'Enfer trouve Lucifer.

— Tiens donc, Maya. J'avoue, je ne m'attendais pas à te trouver ici. J'espère que tu n'as pas froid… et que tu tiens le coup. Souhaiterais-tu entrer ?

— Je ne peux pas entrer, répondit la petite fille. Tu ne me laisses pas entrer.

Hein ? Enfin, Gustave visualisait, ma foi, très bien, très volontiers, Maya, en face de lui. Sûr, au vu des dimensions de cette sphère, il y aurait du contact – ça ne l'enchantait pas tellement, l'idée de l'avoir dans les pattes littéralement, et s'il fallait dormir il faudrait faire des compromis – mais enfin, humaine ou pas, elle méritait bien d'être traitée comme telle ! Il ouvrait la bouche pour protester, quand elle dit :

— Ton Léviathan est hermétique.

Hermétique… Pas faux. Il ignorait pourquoi, mais le mot lui parut… intéressant. Après un instant de réflexion, il comprit la raison :

— Et celui de Suzanne, le dragon… ne l'était pas ?

— Non. Je commence à me dire que les hommes se restreignent souvent à explorer le monde à travers une vitre. Les femmes sont plus sensibles. Elles n'ont pas le temps d'installer le double vitrage.

— Je pensais qu'elle était arrivée… au bout. À destination, si je puis dire.

— Oh, elle l'a fait. Passe-moi l'expression, mais ce qui compte, dans une bonne catabase, ce n'est pas où on va : c'est la descente.

Gustave hocha la tête, lentement, pensivement. Au-dessus, les fesses de Maya se décollèrent de la paroi du vaisseau ; ses pieds se mirent à faire le tour de la boule, comme si elle marchait sur une espèce de planète ; elle finit la tête en bas, comme les Finlandais. La semelle des deux pieds disparut partiellement ; elle se dressait sur la pointe, pour s'étirer. Marrant, se dit Gustave du fond des mers. Dire que deux mois plus tôt encore, il la considérait comme une gamine. Si ça ressemble à une gamine, que ça cause en gamine, se comporte en gamine, se dit être une gamine… on est quand même idiots, des fois.


Gustave était seul dans sa bulle.

— Et donc, qui est Gustave Chardin ?

— Quoi ?

C'était un sacré réveil. Évidemment, il était venu pour ça. Si explorer ses abysses, c'était chercher une réponse à la question que de tous temps les hommes s'étaient posée, de l'aube de l'humanité au crépuscule des dieux, il était certes temps de se le demander.

— Euh, je suis… un artiste ? Je crée des choses. J'aime créer des choses. Laisser mon empreinte dans ce monde, tu vois l'idée.

La petite voix à l'extérieur répondit avec un long silence. Maya s'était couchée sur le bord de la bulle, telle une grosse étoile de mer dont les ventouses seraient dorsales au lieu d'être ventrales. Elle ne le regardait même pas.

— Enfin, oui, je sais bien, ça n'est pas spécifique aux artistes. Avoir des enfants, c'est créer quelque chose ; rencontrer une personne, lui parler, manger, ou même marcher, c'est laisser son empreinte. Je le sais bien. Mais je trouve du sens dans un artisanat, une pratique, un esthétisme, que je partage avec une communauté.

« Non, je le fais pour moi.

« Non, je le fais pour ma création. Au fond, je suis convaincu de lui faire un bien à elle, en l'apportant à l'existence, en lui faisant le don d'être – d'être de moi, par moi, en moi et hors moi, je suis… je suis en elle et ne suis plus, elle est moi et elle est autre… autre entièrement, oui…

— Pourquoi tu n'as pas d'enfants ?

Gustave pris au dépourvu sentit tomber la vague qui l'emportait. Derrière elle, cette question faussement innocente laissait un grand froid, et surtout, un puissant agacement. Désabusé. Quoi, c'était là qu'elle voulait en venir ? C'était ça, la grande quête pour se connaître soi-même ? Il soupira et déroula le script.

— Parce que je n'en veux pas. J'ai autre chose à faire de ma vie que de jouer les vecteurs génétiques. Je ne suis pas tombé amoureux depuis trois décennies, et si le sexe ne m'intéresse pas assez pour que je me donne la peine d'en faire avec des partenaires conventionnellement attractives qui en expriment le désir, c'est que clairement Maslow ne connaissait pas tout à la physiologie humaine. Dans le jargon de Suzanne, je suis, comme disent les jeunes, aromantique asexuel. Donc non, maman, je ne fonderai pas une petite famille, et non, papa, je ne suis pas secrètement « un pédé refoulé », bonjour chez vous.

Gustave s'était un tantinet emporté sur la fin, mais le contraire eût été étonnant. Enfin, quelle perte de temps ! Tout ça était sans intérêt, il avait fait le tri depuis bien assez longtemps.

— Pourtant, ton orientation professionnelle n'indique-t-elle pas…

— … que j'aimerais élever mes gamins ? Non, non, et encore non ! Tu lis dans les pensées, n'est-ce pas ? Alors comment ça se fait que tu poses la question ? Qu'est-ce que tu attends, comme réponse ? Tu sais très bien que c'est alimentaire. Oui, j'y suis plutôt potable, oui ça me plaît pas mal, oui j'y mets même du cœur ; mais enfin, ce n'est pas là que je vois le sens de ma vie !

— Et pourquoi donc ? Parce que tu ne les apportes pas à l'existence, que tu ne leur fais pas le donc d'être de toi, via toi, en toi et hors toi ?

Le ton mordant et ironique de Maya ne seyait vraiment guère à une petite fille. Elle s'était tournée, en position ventrale, le menton appuyé sur ses mains, battant des genoux distraitement dans le flou infini. Il allait rétorquer qu'en effet, il appréciait cet aspect du métier – à savoir, mettre la main à la pâte, contribuer à façonner, créer un esprit créateur – n'était pas pour lui déplaire, que c'était un bonus agréable, et que, oui, c'était quelque part similaire à ces projets plus personnels qu'il naviguait plus librement, où il peuplait un monde virtuel, numérisait des œuvres d'art, dessinait des dragons puis les modélisait, jetait des couleurs inconnues sur des toiles avec une fougue enthousiaste, où il…

— Non, c'est pas ça.

Quoi ? Qu'avait-elle dit ?

La petite fille se redressa sur des deux pieds. Un éclair illumina brièvement les ténèbres infinies ; le tonnerre gronda. Elle tapa du talon, et, comme un gosse qui fait son sale caprice, elle cria :

— Plus profond ! Allez ! Encore plus profond !

Gustave sentit son estomac se soulever. La bulle, comme mue par le tapement de pieds de la gamine, accélérait régulièrement en direction des profondeurs. Au mépris de la mécanique des fluides, il se trouva bientôt chuter juste assez vite pour se trouver dans un état d'apesanteur. Ma foi, maintenant, il pourrait s'allonger pour dormir. Il espérait seulement que ça ne le rendrait pas malade. La perspective de passer un temps indéfini à flotter nauséeux en compagnie de son propre vomi virtuel n'était pas, pour des plus excitantes.


Allô ! Allô ! Ah là là quand même c'est pas croyable quel rêveur ce garçon toujours dans la lune il est dans son monde il est comme ça c'est un solitaire rôh qu'est-ce qu'il est timide c'est fou ça va pas plaire aux filles quand tu seras grand oh je sais pas moi le mystère chez un homme je trouve ça attirant ah vraiment oui en général c'est indicateur d'une grande sensibilité c'est exactement ça un grand sensible il est poète il a l'âme d'un artiste oh ça les artistes c'est des tombeurs mais c'est pas forcément stable enfin il faut de tout pour faire un monde ceci dit c'est dommage car il a du mal à se faire des amis les autres garçons sentent la différence ça les enfants c'est intuitif ils sentent les choses telles qu'elles sont ça pardonne pas à cet âge oui enfin lui il a son univers il préfère rester à la maison à lire ou dessiner ou jouer aux Lego oui en même temps si les autres enfants sont méchants avec lui ah non non non déjà quand il était bébé tu mets deux bébés l'un à côté de l'autre il se passe un truc ils lâchent leur jouet ils se mettent à jouer ensemble lui pas du tout il regardait à peine et pouf ! c'était fini il reportait son attention sur sa peluche ou son hochet vraiment y'a rien à faire il est juste né comme ça mon Gustave il est seul dans sa bulle

Allô ! Allô ! Dis, ça te dit, plus profond ?

Gustave était seul dans sa bulle, et il en avait bien assez entendu, merci beaucoup.

Quoi, c'était tout ? Un petit tour à la galerie des souvenirs, et la visite est terminée ? Merci bien, secrets intimes, mais un adulte qui joue à la déconstruction de ses choix de vie, c'est pas tout à fait la grande expérience mystique que Chardin attendait.

— Et en même temps, à quoi tu t'attendais ? fit la voix de Maya, claire et cassante, comme celle d'une maman agacée.

Il pivota, autant que faire se pouvait, en se contorsionnant dans le vide sans poids. Où était-elle ?

— Oh, je sais pas, moi… la Vérité ? Des réponses aux grandes questions de la vie, de l'univers, et des tas de bonnes choses. À défaut d'un Que Sais-Je, au minimum un bon vieux Qui Suis-Je ! Mais là, y'a pas à dire, les abysses – non, Gnosis, c'est carrément décevant ! Beaucoup d'esbroufe. Remboursez.

— … Un trou dans l'air.

— Pardon ?

— Qui est Gustave Chardin ? Un trou dans l'air.

— Je ne te permets pas !

— C'est bien pourquoi tu n'es pas satisfait, Monsieur Chardin. Tu ne te permets pas à toi-même de passer ne serait-ce que la première étape. Tu refuses de descendre, tu te contentes de flotter en surface.

— Tu parles d'une révélation ! C'est une insulte. Guère plus qu'une glaire à la gueule.

— Asexuel. Aromantique. Seul dans sa bulle. Ses seuls amis appartiennent au passé. Ses dernières attaches, il s'y raccroche sans l'admettre, sont les quelques élèves qu'il refuse de connaître en personne, et qui apprennent de ce qu'il fait, de façon fort impersonnelle, et non de ce qu'il est. Il a conscience de n'être qu'un tuteur, lointain et lâche, une aide périphérique et provisoire, standardisée – un rôle, élément du décor, dans la vie des autres. Alors il fuit. Alors il crée – pardon, il Crée. Il est sa Création, il s'y donne tout entier. Mais…

— Oui, je sais ! De deux choses l'une. Ou bien ses Créations meurent avec lui, ou bien elles lui survivent – et ce qu'il y avait de lui en elles meurt au fil de leur changement. Futilité que de chercher à se perpétuer. Tout passe, tout change, et rien n'est éternel. Bien, tranquille, au calme. Et alors ?! Où il est, ton problème ? C'est quoi, ton gros reproche, Maya ? Vas-y, balance, sans charades, sans détours : tu me dis, tout de go !

— Gustave, tu crains de vivre dans le présent.

— Non.

C'était sorti tout seul. Cela faisait longtemps – des décennies, peut-être – que Gustave n'avait ressenti de colère aussi vive. Maîtrisée, certes – mais colère tout de même, et violente pour lui. S'entendre dire qu'on n'était rien, quand on vivait pleinement sa vérité, et qu'on accomplissait des choses, et qu'on allait au bout de ses projets, qu'on se battait pour ses envies, qu'on se définissait envers et contre tout en marge de ce que le monde entier semblait considérer comme « normal » c'était… c'était ça, la violence inouïe !

Oui, il avait un passé – et maintenant qu'il l'avait revu, avec ses yeux de vieux, il pouvait raconter une histoire, une généalogie de son identité. Oui, il pensait au futur – il se tendait en permanence vers de nouveaux objectifs, telle une sorte de machine à créer, incapable de renoncer ou de s'arrêter, une armée d'idées attendant dans l'ombre que du temps se libère pour elles. C'était ça, vivre pleinement ; c'était ça, être lui !

Un vaste éclair illumina les abysses infinies… et il ne vit la gosse nulle part. Cette gamine stupide, cette machine imbue de ses grands airs, qui s'était crue capable de lui enseigner qui il était. Mais enfin, il l'avait toujours su ! Et ce n'était que ça, des platitudes, entre deux leitmotivs appelant à la profondeur ! Le triste artiste eut un rire jaune. Tout ça pour ça ! Quelle perte de temps et d'énergie… tout ce projet ! Et Jean-Pierre, qui y croyait, l'imbécile !


Aux couleurs rouges, oranges, vertes de la guirlande clignotante, la sphère de cristal répondit par le reflet du visage d'Athéna. Au bord des larmes, elle embrassait, sur toute la circonvolution de cette boule, le vieillard ricanant. Il n'était qu'un poussin noyé dans son propre œuf. Comment avait-elle pu échouer à ce point ?

Bientôt, après une poignée de jours à peine, il découvrit comment créer. Créer, évidemment, c'est si facile, dans les abysses. Il suffit de pointer le regard, de souffler une bougie, vous faites un souhait, et vous voilà devant la lumière du lophiiforme, à la suite de Jonas, et du vieux Geppetto. Bientôt Gustave s'y adonnait pleinement, et à cœur joie, peuplant le monde autour de lui et de sa bulle d'un monde plus riche, plus fantasque, plus significatif que tout ce que vous auriez jamais imaginé. Si facile, et aussi dangereux. Et difficile, car l'art n'est jamais facile. Cela, Gustave ne tarda pas à s'en souvenir. Et il se poliça.

Il avait rejeté la vérité que lui offrait Athéna, et lui avait substitué la sienne.


Les lois de l'attraction sont quelquefois cruelles. Ce qui n'était en automne qu'une rumeur s'était changé, au printemps, en une vérité. Rien n'était dit, encore, mais il avait vu les regards et les rougissements ; il était raisonnable, à ce stade, de se dire qu'il ne projetait pas simplement ses angoisses. Il y avait peu de doute : Émilie Leduc était mordue.

Fraîchement rasé, Jim se rinça les joues et croisa son propre regard. Il s'absorba dans un dialogue muet avec le reflet d'un jeune quarantenaire gros, blafard, fatigué, qui s'endormait dans des draps sales par négligence et se réveillait dans de sales draps par idiotie. Sale, il l'était, sans aucun doute, et ce n'était pas la douche qu'il allait prendre qui y changerait grand-chose. C'était son lit, sa chambre, sa tanière, sa vie, qui étaient maculées de taches indélébiles et empêtrées dans ses erreurs.

Aujourd'hui, il regrettait particulièrement d'être devenu enseignant. Ce n'était pas la plus grosse erreur de sa vie – sa vie était une vie, elle était pleine d'erreurs – mais c'était celle qui l'embêtait pour le moment.

Son reflet haussa un sourcil étonnant. Ce fil de pensée n'était pas exactement nouveau, mais ne s'y était-il pas adonné avec une sorte de… complaisance ? Des fantômes dans son esprit : était-ce là un autre héritage de Suzanne Hertz ? Comment savoir ? Quelle solution à ce problème insoluble ?

La porte s'ouvrit sans qu'elle frappe. Elle alla s'asseoir sur le lit sans un mot. Jim se tourna vers elle avec un mélange de vexation et d'inquiétude. Elle paraissait perdue dans ses pensées. Ça n'était pas très étonnant ; cela faisait maintenant deux jours que Gustave était parti. Tout de même, il aurait pu s'estimer en droit d'avoir un peu d'intimité ! Était-ce donc ça, d'être parent ? La beauté était d'apporter le monde à sa fille, et sa fille au monde ; mais le coût… le coût était de perdre une partie de soi, et de ne plus avoir le temps d'être soi-même.

Sans parler du fait de devenir quelqu'un d'autre. Jim n'était pas si sûr que ce fût une bonne chose ; quelque chose lui suggérait que la partie de lui qui pensait ça lui venait d'une personne qui, justement, l'avait souhaité au point de ne plus exister.

— Bonjour, ma chérie, dit-il.

— Bonjour Jim… papa… dit-elle.

Il avait insisté. Sans en faire la demande à proprement parler, mais il lui avait dit deux fois qu'elle pouvait l'appeler ainsi. Elle le pouvait. Répéter ça, c'était quand même clairement souhaiter avec des gros sabots et une patte de singe.

Sauf que Maya n'était pas réellement une petite fille. Et Jim non plus n'était pas réellement son papa. Ce lien était complexe, aussi profond et douloureux qu'il était contrefait. Jim avait transformé sa propre vie en une maison de poupée, et maintenant qu'il était prisonnier de ce souhait maudit, en vérité, il regrettait. Mensonges et illusions ; tout ça était son fait.

— J'imagine que tu viens me parler de Gustave ?

— Qui est Gustave Chardin ? Ah. Non. Non, je ne viens pas te parler de lui. Gustave est dans sa bulle.

Erratique. Son regard l'avait un peu été. Parfois, Maya semblait toujours distraite. Un peu ailleurs, aussi, surtout quand un Gnosien plongeait, quelque part. Sa gestuelle, sa manière d'être, d'occuper l'espace même, avaient l'air décalées, comme plaquées sur un calque différent de la réalité. L'étrangeté est bien un lot divin.

— L'amour… dit-elle.

Son intérêt piqué, Jim attendit. Mais la question se termina dans le silence et les regards. C'était tout. L'amour. Et vous avez quatre heures.

— L'amour, c'est un cas… délicat, grommela-t-il en se grattant la barbe.

Il regretta immédiatement. Il avait oublié d'appliquer son après-rasage ; son menton piquait donc au toucher. Tout en ouvrant la porte dudit placard d'un air pas trop excessivement pressé, il lui fit remarquer, d'une voix un peu taquine.

— T'aimes bien aborder ce sujet, toi, n'est-ce pas ? Tu crois que c'est une chose difficile à comprendre ? Ma foi, mon cœur, c'est un très bon début. Mais tu sais que tu peux compter sur m…

— La puissance… le coupa-t-elle.

La même voix rêveuse, le même regard perdu. Et en même temps, subtilement, elle s'était affaissée, comme repliée. Ce petit être fragile avait parlé d'une voix forte, branlante, ferme comme l'acier. Une coupable accusation, c'était le mot qui décrivait son ton. Et en effet, l'amour et la puissance : ça s'appliquait. Jim frémit. Sa fille – oui, sa fille, malgré tout – était inconcevable. Étrangère. Autre. Inconnue.

Jim oubliait parfois l'absolue beauté de cette absolue terreur.

Son rôle, cependant, impliquait qu'il réponde. Un parent guide ; d'ailleurs, n'était-ce pas la promesse qu'il était juste en train de faire, quand elle avait tiré cette deuxième balle avec laquelle il devait maintenant jongler ? Même si son cœur n'y était pas, il dit donc avec cœur :

— La puissance corrompt, mais l'amour est vainqueur. C'est une violente bataille quand on tient un cœur tendre dans une main et le foudre dans l'autre. Alors, tu vois, pour moi, la colombe brandit le rameau d'olivier quand Longinus saisit la lance d'Odin.

— Ah ! s'exclama-t-elle, les yeux brillants, comme partis à des milliers d'années-lumière de la conversation.

Jim s'embrouilla. Mais qu'est-ce qu'il venait de dire ? Il n'avait pas la moindre idée de ce que ces histoires de colombes et de lances étaient venues faire dans son explication. S'efforçant de reprendre contenance, il reprit :

— Euh, ce que je veux dire, c'est que pour réconcilier l'amour et la puissance, il n'y a réellement qu'une seule solution… et c'est de rester bienveillant, et de se sacrifier. Veiller, aider, mais surtout, à tout prix, il faut qu'on garde nos distances… tu vois ?

Le regard de Maya revint sur terre et le perça en plein dans l'âme. Ses yeux étaient d'un vert très vif, extrêmement éclatant. Froids comme des émeraudes, mais brûlants comme la vie. Elle répondit d'une voix de poitrine, grave et riche comme ne peut l'être une voix de gamine.

— Folie de Prométhée, arrogance d'Icare, fourberie de Loki. Nous dansons tous dans d'immenses lacs de feu, Jim Moralès. Le véritable philosophe aime le soleil des idées vraies comme l'éphémère embrasse la flamme. C'est une sagesse spirituelle qui signe, dans un ultime crissement, notre perte charnelle. Ah ! s'exclama-t-elle, les yeux brillants, comme partis à des milliers d'années-lumière de la conversation. Il commence à comprendre…

Elle faisait ça, parfois. Était-ce un avertissement ? Un jugement ? Donnait-elle voix aux angoisses qu'elle voyait en elle-même – ou en lui ? Avant qu'il puisse démêler les différents fils de sens qu'habillait son discours, elle s'envolait ailleurs, dans l'interstice, à cheval sur deux mondes.

— Quoi donc ? demanda-t-il.

Il comprenait, certes – mais était-ce bien de lui qu'elle parlait ?

— Ce n'est encore qu'un jeu de lumière. Un éclair dans la nuit. Mais c'est toujours ainsi, au commencement.

Réponse cryptique s'il en fut. Ça pouvait être Gustave ; ça pouvait être Jim. Des éclairs dans la nuit, et des voleurs de feu. On joue avec le feu, mais il en va toujours ainsi… au commencement. Proche du soleil, de la nature réelle des choses, la construction humaine, l'aile, la barrière, la grande tour de Babel de l'esprit policé s'écroule sur elle-même, fond comme un château de cire sur la comète. Certainement, Jim, qui s'empêtrait dans des nœuds d'illusions, était bien concerné ; mais où était Maya, et que voyait Chardin au fin fond des abysses ? Et puis, surtout…

— Pourquoi me parles-tu de « il » ? Es-tu venue me parler de lui ? Pas de moi ? Ni de toi ?

Elle revint. Cligna des yeux d'un air surpris.

— Oui… murmura-t-elle pensivement. De toi, de moi. Tu as raison.

— Et donc, si ça ne te dérange pas, tu veux bien m'expliquer ? Autant je comprends ce que la fourberie de Loki vient faire dans cette discussion, autant je ne vois pas pourquoi tu qualifies Prométhée de fou… donner le feu aux hommes, n'était-ce pas généreux de sa part ? Pour moi, ce dieu est un héros brave et juste.

Regrets ou pas, Jim Moralès restait un enseignant.

— Ce n'est pas le feu le problème. Ce qu'il a apporté aux hommes, ce n'est pas tant le feu que l'art de le domestiquer. Et ça, c'était son crime, sa grande erreur. Croire qu'on peut domestiquer et maîtriser. Les dieux comprennent que c'est une illusion ; les mortels n'ont pas les yeux pour ça. Mais et toi ? la lance de Longinus, dis-tu ?

— Euh, en fait, je ne sais pas trop ce qui vient de se passer… je ne connais ce Longinus ni d'Ève ni d'Adam. Tu sais peut-être, toi ?

Elle haussa les épaules. Évidemment, qu'elle savait. Ça ne paraissait pas si important ; peut-être préférait-elle ne pas faire d'excuses. Elle dansait avec le feu et se voilait la face à force de mensonges : Jim Moralès pouvait respecter ça, mais il faudrait qu'un jour, il lui demande de descendre plus profond. Il en allait, après tout, de son intégrité mentale. D'ailleurs, Jim préférait ne pas y penser.

— C'est rien, dit-elle. Des pensées parasites ont fuité, en surface ; ce n'était que des mots. Il faut se sacrifier… tu crois. Mais tu ne crois pas qu'on puisse aussi… donner ? Partager ?

— Ce n'est pas toujours possible. Et ça ne règle pas le problème, moralement parlant. Le fossé, même comblé, reste un fossé. Son souvenir est là. Un don appelle un contre-don.

— Le pouvoir se transforme, mais s'exerce toujours ?

— Exactement. C'est malsain.

Elle fronça les sourcils. Elle semblait contrariée. Enfin, elle dit :

— Le sacrifice aussi.

Jim ne répondit rien. Il n'avait pas la moindre envie de s'engager sur ce terrain. Ou plutôt, si, il en avait envie, terriblement envie : c'était pourquoi il devait s'abstenir de le faire, absolument. Ne pas même y penser. Ignorer le problème était, une fois n'est pas coutume, la meilleure solution pour le vaincre. Jim le savait. C'était ainsi qu'il survivait, dansant, au cœur d'un lac de feu.

Il se gratta la barbe ; cette fois, ça ne piqua plus trop.

— J'préfère pas en parler, ma petite Maya.

Elle leva des yeux vers lui, presque implorants, si touchants d'innocence. Une vraie petite fille.

— Ah ? Mais j'aimerais savoir.

Quelle cruelle comédie. Jim réprima une grimace inférieure. Un mélange d'écœurement, et de colère aussi, monta comme une bile rouge.

— Chacun a ses limites, Maya, dit-il sèchement.

C'était la première fois qu'il lui parlait ainsi. Mais personne ne lui avait jamais dit ça, et ça commençait à sérieusement bien faire.

Elle accusa la claque. Il se calma un peu. Cette discussion était terminée.

Après qu'elle fut partie, Jim Moralès enfonça son visage dans un oreiller. Et il pleura comme un petit, très petit garçon.


Il est le Ténébreux. Le veuf. L'inconsolable.

Au centre de Verso sommeille un soleil noir. Une éclipse de vie.

Siégeant sur le trône des siècles et des siècles, le Prince de ce monde songe. Par Sa puissance, sous Son égide, tout est, tout croît et multiplie. La vie de chair, la vie de pierre, la vie d'air, la vie d'eau, la vie de feu, la vie de cœur et la vie de mot, qu'il avait façonnées de ses mains, coexistaient et s'emmêlaient, leurs créatures enfantant avec joie d'abord rêve, musique, glaise, nuées, esprit, magma, gorgone, poésie, poisson, lamie et émotions en d'innombrables multitudes. L'arbre combinatoire avait grandi à l'infini, déployant l'étendue de ses nuances émergentes. Conflits et oppressions, régulations et interdits, croyances religieuses et systèmes théoriques, génocides et nations, économies des sexes et nostalgie des puretés sacrifiées.

Initialement, il avait résolu de vivre heureux, vivre caché. Erreur de débutant s'il en fut jamais. Il s'était repenti. Tenant d'une main la mort et la souffrance, et de l'autre le néant et la ruine, Il avait fait serment de guider Ses enfants. Aujourd'hui, Il vivait donc en triste sire, et l'ordre était revenu, restauré par l'amour et la crainte qu'éprouvaient Ses sujets. Bientôt, l'heure viendrait de descendre du trône qu'Il s'était fait du corps de Ses ennemis impardonnables. Demain, Il mendierait, pratiquerait la magie, ou volerait en Son ventre la semence d'un guerrier héroïque pour le compte d'un royaume ennemi. Ainsi allait la vie des dieux en temps de paix, tel était leur mystère.

— Alors, est-ce que ça te plaît ? C'est ce que tu voulais ?

Le Seigneur leva les yeux sur l'enfant-dieu. Pour la première fois, Il la vit pour ce qu'Elle était, avait toujours été. Une égale, à présent.

La question n'était pas vraie. La voix était narquoise. Elle était sûre d'avoir raison. Et elle n'avait pas tort.

Il parla :

— J'ai créé la Genèse et j'ai créé l'Apocalypse. Maintes et maintes fois, j'ai enfanté la vie, fait et refait le monde. Par centaines de milliards, je conçois leurs pensées, leurs gestes, leur destinée dans la grande toile de maître de ma Création.

— Pourtant, il manque toujours une chose.

Ce n'était pas une question. Ce n'était pas une simple observation. Son ton était très clair. Elle révélait Son propre plan divin, où, à Ses yeux, Lui n'avait guère été plus qu'un pion. Un simple humain, face auquel Elle était l'omnisciente, la sage, la voix qui brille dans les ténèbres.

Un sourire martial fendit Sa face sacrée, sa Création, les fondements métaphysiques de cette réalité qu'Il avait tissée avec Sa propre bouche. Ses fines lèvres se tintèrent d'une mer de sang furieux, car aujourd'hui qu'Il n'était plus humain, il pouvait voir qu'Elle avait tort. Et qu'Elle avait toujours eu tort. Aujourd'hui était le jour de Sa victoire.

— Ce n'est pas ça, susurra-t-il. Non, non, ce n'est pas ça…

— Alors que manque-t-il ?

— Non, non. Non, pas ce que Tu crois.

— Et qu'est-ce que je crois ?

Il chercha prudemment ses mots. Le Verbe est, pour un dieu, dangereux. Il parla :

— Ta grande leçon pour Moi, commença-t-il. Mon Épiphanie dans les… comment les nommions-Nous, déjà… les profondeurs ? Tu veux Me persuader que Mon Don, celui de Création, ne suffit pas. Qu'il demeure incomplet. Il Me manque, penses-Tu, d'en faire une entreprise tournée vers l'Autre, une communication. Un partage. Grossière erreur, déesse. Vois-Tu, Créer, Créer vraiment, c'est déjà dialoguer, c'est déjà partager. Non pas avec Soi-même, mais avec Son Œuvre même. On ne Crée jamais seul. Au-delà de ce qui n'est, dans l'acte, qu'une régurgitation, simple répétition de l'existant, qui fut jadis écouté, entendu, absorbé, ou même partiellement digéré, ce qui ne tarde pas à transparaître, c'est que l'auteur n'est pas l'acteur du processus. Il n'est jamais qu'un pôle du cycle. Il écoute presque autant qu'Il parle, et sa Création en lui répondant Le change presque autant qu'il la change lui-même.

« Bientôt, la puissance s'égalise. Le monde qu'Il engendrait Le définit, Le façonne, recrée Son identité et l'enchaîne sur Son trône comme Sisyphe à son rocher. De sorte qu'il ne manque jamais rien : le monde est bien entier, et puissant, et parfait, car Il dégrade Son dieu à Son image.

— Idioties ! pouffa-t-Elle, avec un mépris souverain. Quelle réalité saurait avoir ce monde que tu t'es inventé ? C'est un mirage, un rêve. Un pis-aller. Ici, tu peux tout faire et tout défaire, tout renommer et réécrire. Quelle réalité peut bien avoir un monde pareil ? Un dieu omnipotent ne peut que vivre dans un songe : un tel mensonge ne saurait receler ni vérité, ni sens. Inconsistant, vain, stupide, il s'effrite en poussière à la première rafale mentale. Un caprice, et tout ça disparaît.

Son sourire s'élargit. La face du monde se fendit. Les ravins la creusèrent, les fleuves de lave jaillissant des entrailles déchirées de la terre dans des nuages de gaz toxiques. Il parla, et Il dit à l'enfant des mots de Vérité, des mots de Vie.

— Et pourtant, cela Est.

Le Satan était un être entier : Elle ne sut tout à fait masquer Son courroux. Au terme du procès, son jugement était pris en défaut. Réellement, le Maître de Verso vit que cela était… plaisant.

— Pour être, il faut être du monde, déclara-t-Elle dogmatiquement. Là où le pouvoir ne connaît aucune sorte de limite, quelle réalité saurait-on accepter ? Le manque de pouvoir est une caractéristique définitoire de la réalité.

Il avait bien à objecter, sur ces définitions ad hoc, mais qu'importait. Pour Elle, à tort ou à raison, l'idée était extrêmement réelle. Elle n'avait pas plus de pouvoir de renoncer à cette croyance que Lui de dissiper d'une main les millions d'années d'histoire de ces millions de mondes qu'Il avait engendrés. Il faudrait donc une approche plus frontale, plus délicate, plus condescendante. Le Seigneur se leva de Son Trône.

— Allons, chère Athéna, Nous savons parfaitement pourquoi Nous sommes. Nous sommes Votre humble Création, fruit de la graine que Vous avez Vous-même plantée. Estimez-Vous que Vous avez, encore maintenant, tout Pouvoir sur Nous-mêmes ? Vous imaginez-Vous pouvoir Nous réécrire encore, comme vous l'auriez souhaité, Nous soumettant au terme de l'éternité à Votre juste et clairvoyant verdict ? Allez-y. Faites donc. Ayez raison. Soyez Omnisciente, par la vertu de Votre Omnipotence.

Il avait approché Sa Face à quelques centimètres à peine de celle de Son auguste adversaire. Athéna Hope avait maintenant l'apparence d'une femme parfaitement adulte, aux cheveux longs de plusieurs mètres, d'un rose extrêmement pâle, proche d'un blanc sénile, car ainsi l'avait-il écrite. Elle Le regardait avec colère, mais Son silence lui donnait malgré tout raison. Il éclata du rire des anges devant Son nez pincé, et Son Souffle délicieux L'entoura de sa chaleur de Vie. Elle ne pouvait le réécrire, il en était certain. Qu'Elle le fasse, et Elle perdait la face ; qu'Elle ne le fasse guère, et Elle perdait la guerre.

— Voici donc Ma Parole. Toute Création, quelle qu'elle soit, est déjà dans le monde. La Création ne procède pas d'une pure forme d'expression personnelle. Aucune réalité n'est solipsiste, pas même celle de votre esprit. Tout est toujours plus large, plus intime, profondément enraciné dans les tréfonds mystérieux de votre psychologie.

« Je vais te dire un grand secret. Crois-tu que Notre Créatrice ait tout pouvoir sur Nous ? Allons ! en vérité, Je Te le dis, jamais n'en fut-il ainsi. Ce pouvoir qu'elle détient, c'est Nous qui l'exerçons, par Sa bouche et Ses mains. Dès lors que Nous existons, Son Pouvoir est diminué, limité, tant par notre liberté que par les règles de cohérence qu'Elle a décidées pour Son monde, et auxquelles Elle se plie pour continuer d'Être divine, d'Être Créatrice, d'Être, en somme, Elle-même. La Création est un acte affectif : ainsi, Nous Lui dictons Ses préférences. Le monde définit Dieu. Nous Lui donnons un Sens en Créant Notre histoire.

« Apprendras-Tu, Athéna Hope ? Ou refuseras-Tu cette leçon que Tu comptais donner en Me plongeant au fond des Abysses Virtuelles ? »

Sa péroraison terminée, Il se rassit. Là où son fertile fessier toucha le siège, la fente qui parcourait le monde cicatrisa. Les déluges de feu se refroidirent, et des cendres émergèrent des vies neuves, par milliers. L'âge du feu se terminait, et le peuple adorant l'en remerciait. Il n'avait cure. L'enfant divine le considéra très longuement. Enfin, Elle éleva la main en signe de serment, et Son auréole brilla. Et ainsi parla-t-Elle :

— Je te reconnais, Gustave Chardin. Mon égal, riche et mature, qui m'as révélé sa propre vérité du fin fond des abysses. Va et prospère, créateur éternel.

— Ouais, ouais. Qui est Gustave Chardin ?

Quatre jours sur terre. Plusieurs milliards d'années de temps vécu. Pas étonnant que l'esprit formidable ait oublié quelques détails mineurs. Athéna salua donc le dieu et quitta la bulle.

Ils étaient d'ailleurs plein dans cette bulle.


Journée éreintante au travail. Jim avait dû remonter les pendules de la petite Émilie Leduc et lui recadrer la tête bien droit sur les bretelles. Oui, autant que ça. Avec les ados, parfois, il vaut mieux en faire trop, quitte à passer pour un papa caduque des neiges d'antan. Et pareil pour les émotions. C'est parfois sale, les émotions. Sauvage, violent, imprévisible, elles ne laissent pas la place au luxe.

Le luxe d'être soi, et vraiment libre.

C'était aux antipodes de son projet pédagogique, mais quelquefois, la répression a du bon. Elle n'avait presque pas réagi. Sur le moment, ça l'avait étonné, mais il n'avait pas plus tiqué que ça ; il avait cru à une sorte de sidération, un choc trop grand et traumatique pour s'exprimer immédiatement. Une grande claque en pleine face, ces revers de la vie, ça vous fait parfois ça. Et à ce sujet… il n'était pas resté à l'usine. Il avait rapidement appris ce qu'il voulait savoir – et c'était ça, le revers qui, pour lui, couronnait la journée.

Cela faisait deux fois. Deux fois. Cette fois, ça avait pris toute une semaine. Mais ça y est, le verdict avait déjà été rendu. Aucune trace du Léviathan, pas la moindre ligne de code. Encore une fois, c'était comme s'il n'avait jamais existé. Pas étonnant, dans le fond, que la gamine ait été si facile à convaincre – ou plutôt persuader. Il avait redouté une scène, il s'était attendu à au moins quelques larmes ; elle avait calmement hoché la tête. Jim n'était pas en colère, mais il était lui-même assez… émotionnel, à cet instant. Les conditions propices pour une Translation. Il aurait dû s'y attendre.

Déjà, dans son esprit, les traits de son ami se brouillaient. L'oubli faisait son œuvre insatiable avec une voracité proprement terrifiante. Peut-être que pour lui, Jim n'aurait pas le temps de découvrir quel souhait cette patte de singe avait réalisé. De s'assurer, pour ainsi dire, de l'issue positive de l'issue de la quête.

Avançant dans le couloir administratif de Kadic, entre les portes du secrétariat et de la salle des professeurs, il eut un petit rire. L'endroit lui rappelait une version condensée du territoire K. Un environnement stupidement simple, où des gens stupidement simplifiés accomplissaient des tâches stupidement absurdes, au sens stupidement cryptique. Réduits à des pièces absurdes dans une machine absurde… vidés d'eux-mêmes, comme lui s'obligeait presque à l'être…

Il déboula en force dans le bureau de Jean-Pierre.

— Le Léviathan a disparu, lui dit-il, tout de go.

— Ça, je sais, rétorqua l'autre en haussant un sourcil, sans détourner les yeux de son travail. Ça fait bien trois semaines, n'est-ce pas ? Je pense qu'il est temps de replonger.

L'espace d'un instant, Jim fut désarçonné. Incrédule, surtout. Il savait que Delmas entretenait des connexions… distantes avec les gens, ses conspirés Gnosiens compris. Mais il n'aurait pas cru qu'il en serait déjà à ce stade. Cela chamboulait sérieusement le modèle mental qu'il s'était fait de l'homme. Et pas pour le meilleur.

— Il y a… je veux dire, tu n'as pas oublié complètement, n'est-ce pas ? La dernière personne qui a plongé, c'est…

— Oui, oui, elle ne s'en tire pas mal. Je crois sincèrement qu'elle vit sa meilleure vie en ce moment. Nous n'avons rien à craindre.

— Je parle de Gu… – enfin, Gaston. Gaston Chardon. Tu te rappelles Chardon ?

— Évidemment. Un type charmant.

Un vrai joueur de poker. Plus de marbre que lui, tu te transformes statue de sel.

— Encore un qui n'est pas revenu.

— Tu pensais qu'il allait revenir ? fit le chef avec un pur haussement d'épaules, les yeux toujours fixés sur son courrier électronique à l'inspectrice. Moi, je ne pense pas qu'il était si heureux que ça.

Avec un vague dégoût, Jim admira ce splendide coup de bluff. C'était risqué, s'agissant d'un homme dont il n'avait visiblement aucun souvenir – et pourtant, quoi de plus sûr, infalsifiable, qu'une opinion sur les secrets d'un homme ? Pour Jim, c'était très clair que Chardon n'était pas malheureux dans sa vie à Kadic ; mais comment le prouver ? Comment en être tout à fait certain ? Comment soutenir sérieusement, même à lui-même, que Delmas ne pouvait pas le savoir, ne pouvait pas l'avoir su, quand l'homme, justement, était si secret, si réservé, et, il fallait le dire, si pénétrant ?

— Enfin, se reprit-il, vu la tournure que prennent les choses, je pense qu'il faut être prudents.

— On l'a toujours été.

— Et maintenant, nous sommes moitié moins nombreux. Plus prudents. Plus stratégiques. Et en particulier, je pense… ah, je sais pas comment le dire délicatement.

— Ne t'embarrasse pas avec des politesses, Jim. Je ne suis pas si raffiné que toi. Dis les choses comme elles sont.

Il n'avait toujours pas détourné les yeux de son écran. À présent, il cliquait activement, avec un rythme étrange. Comme pour le persuader – faisant pleinement usage de ses talents tout frais, qu'il en aie conscience ou non – qu'il n'était en effet pas raffiné le moins du monde, un gros butor inattentif et cartoonesque. Il avait certainement lancé ce jeu où il fallait remettre les têtes des chouettes sur leurs épaules pour se donner ce style. Il y avait quelque chose qui reflétait la ruse de Jim lui-même dans ce comportement… encore une forme, au fond, de Translation. Depuis que l'Ouverture avait eu lieu, les mondes se mélangeaient. Mais Jim n'avait pas peur.

— Je pense que je devrais plonger d'abord, déclara Jim, de son ton le plus explicitement Jim-bô-esque, raidissant tout son corps dans une espèce de garde-à-vous.

— Moi aussi, approuva Jean-Pierre sans détourner les yeux.

À peine surprenant. Jim estimait avoir de meilleures chances de réussir que ses prédécesseurs, et il savait que Jean-Pierre risquait de lui damer le pion. Jean-Pierre ne croyait pas en Jim, et espérait apprendre de lui – ou tout au moins, hériter.

Et ainsi, leurs destins furent scellés. Peut-être qu'ils l'avaient toujours été.


Athéna Hope avançait elle aussi dans un couloir, d'un pas déterminé. Ce couloir n'était, lui, pas absurde, adulte, vain et creux, vide de vie et déshumanisé : il était décrépi, encombré par des enfants qui jouaient. Les vieilles portes de bois rayé cachaient les combles où pendaient les vêtements, les lits aux draps défaits, nids d'odeurs toutes humaines et de désordres vivants, constitués d'objets, de passions naissantes ou d'intérêts chancelants, de projets inachevés au potentiel encore inexploré. Des vies de gens, de jeunes gens.

Quelqu'un la bouscula. On jouait à glisser sur des chaussons de savon comme sur une paire de rollers à travers le couloir. Garçons et filles pêle-mêle se relayaient, unis dans le mépris des règles, encourageant le pilote inconscient du véhicule nouveau et hautement expérimental. Le risque de se blesser n'était rien pour ces gens. Ni de se casser le cou. Ni même de mourir. Il fallait vivre, vivre avant tout pleinement. Et puis, impressionner les autres, s'impressionner soi-même. Rien ne les retenait. Non, rien, vraiment.

Dans le fond, les enfants ignorants ne diffèrent pas tellement des adultes Gnosiens. Par leurs actions, ils lui offraient la même leçon.

Par ses paroles, Jim l'avait enjointe à la prudence. Réservée, respectueuse, christique. C'est le devoir d'un dieu, avait-il dit, que de donner son sang pour faire tourner le monde. Que brûle le soleil, pour que la lumière soit ; soi n'est pas le soleil, soi ne peut être la source, soi ne peut être vrai. Garde par-devers toi l'éternité, elle est empoisonnée ; c'est un cadeau maudit, une solitude inéluctable, une puissance indélébile, une frontière infranchissable d'avec les vrais mortels, qui ne feront jamais que de faux dieux, des dieux de seconde main, des dieux inférieurs.

À l'enfer les essences ! Athéna poursuivait, elle aussi, ses abysses. Et elle aussi, elle voulait se connaître elle-même. Gustave Chardin, entre tous, était celui de qui elle avait plus appris qu'elle n'aurait jamais cru. Ulysse dans les abysses avait cédé au chant du solipsisme fondamental. Dieu unique de son monde, maître et esclave de ses propres projections, il avait fait totale sécession. C'était sa vérité, sa forme ultime ; mais Athéna avait un cœur, et ce n'était pas là que son cœur l'appelait.

Elle ouvrit en bourrasque la porte infranchissable. Lizzie était seule dans sa chambre, son nid saturé de parfums et de rose, de maquillage et de lumières. Elle venait juste de dégrafer son soutien-gorge prêt-à-porter et mal dimensionné ; elle le portait encore, mais à moitié. Athéna ne s'arrêta même pas. La mortelle tourna les yeux vers elle, et la colère quitta partiellement son visage étonné quand elle la reconnut. Ses pupilles s'écartèrent, son cœur s'accéléra. Mais elle n'eut pas le temps de réfléchir. Elle n'eut pas le temps de réagir.

Athéna la saisit, passant une main derrière sa hanche, et l'attira contre elle. Et là, sans demander, sans même attendre, elle lui prit un baiser.

Lizzie ne se débattit pas. Elle n'en eut pas le temps. Elle n'en eut pas l'idée. Sa conscience était accrue, son cœur sur le point d'exploser. Elle aurait dû être sidérée, mais elle ne l'était pas. Elle était parfaitement consciente, de chaque détail, à chaque instant. La porte qui restait entr'ouverte, offrant leur couple à n'importe quels regards, pour improbables qu'ils fussent. La langue de la jeune fille qui rentrait dans sa bouche, venait chercher la sienne, humide et si volumineuse. Le souffle qui lui manquait, son cœur qui explosait, leurs poitrines comprimées dans une douce douleur, le T-shirt chaud qui se pressait contre son ventre nu. Sans s'en rendre compte, elle avait accueilli la tête d'Athéna en passant une main dans sa nuque, entre ses cheveux longs au rose si intense, et la pressait contre sa bouche, comme pour approuver, comme pour demander ; vorace, elle avala le baiser tout entier. Son autre main glissa sur la hanche qui le penchait sur elle, et finit par trouver les doigts de celle qui l'enlevait ; elle les emmêla avec les siens, désespérée de la tenir autant qu'elle était elle-même tenue.

Athéna, pour sa part, n'était plus consciente de rien. Elle s'abîmait dans une chute que seuls les anges goûtant la chair, l'amour, et la réalité des corps emplis d'amour peuvent connaître. Une extase dépourvue d'intellect, où la conscience se fondait, se sublimait, comme si chaque seconde était une nouvelle mort, suivie d'une renaissance. Oui, Lizzie l'avait rendue mortelle, mille fois mortelle et mille fois morte, et mille fois plus vivante, mille fois plus intense.

C'était plus qu'un serment, c'était plus qu'une promesse : c'était un élan purement érotique, mystique, qui l'emportait dans cette décision. Dans cet instant unique, Athéna sut qu'en retour de cette délicieuse salive dont elle prenait l'offrande, cueillant le jour sans aucune mesure, elle ferait boire à son amour le nectar d'ambroisie.