Le ciel flambait autour du soleil couchant. Cette énorme boule de feu colorait tout dans des tons d'or et de bronze. Les champs de blé qui s'étendaient à perte de vue devant nous, les arbres et maisons conviviales derrière nous, l'herbe sur laquelle je m'étais laissée tomber après une énième danse autour du feu de joie que mes amis avaient construit pour moi. J'avais seize ans depuis dix heures et je ne faisais que la fête pour ne pas décevoir mes amis. Demain était le test d'aptitude et j'aurais aimé être née trois jours plus tard. Trois jours qui auraient signifié une année d'enfance de plus. Ce n'était rien que Laurie et Felix comprendraient, donc je ne le leur avais pas dit.
– Un marshmallow ? me proposa ma meilleure amie en s'asseyant à côté de moi à l'aide d'une acrobatie dont elle avait le secret. Ou un bout de gâteau d'anniversaire ?
Heureuse et insouciante Laurie qui pensait qu'avoir seize ans signifiait pouvoir s'amuser davantage. Elle me reprochait souvent d'être trop sérieuse, trop pensive, mais elle ne savait pas ce qui se passait à l'intérieur de la ville – là où nous allions tous les jours au lycée. Je ne connaissais pas bien l'endroit non plus mais je savais qu'il y avait des personnes qui n'hésitait pas à faire du mal aux autres. Je savais qu'en passant le test d'aptitude, qu'en choisissant notre faction, qu'en devenant adulte, nous devions prendre conscience que nous avions un rôle à jouer, un monde à rendre meilleur. Je ne pouvais pas faire la fête pendant que d'autres mourraient de faim. Je ne pouvais pas rester dans une joyeuse naïveté pendant que d'autres se faisaient maltraiter.
Je lui adressais un sourire faussement joyeux, puisque je ne pouvais pas lui parler de ce sujet sérieux, je n'avais aucune raison de gâcher sa soirée.
– Un mars… marshmallow mais après on rentre, affirmai-je en la regardant droit dans les yeux. Il ne faudrait pas qu'on soit trop fatigués demain.
– Tu as raison, acquiesça Laurie en se levant d'un bond souple. Allez ! On profite de la dernière minute !
Je me levai en gardant mon sourire. Laurie m'avait dévisagée une seconde de trop en tirant sur mon bras pour que je la rejoigne. Elle savait que je n'étais pas d'humeur à rire. Elle ne savait pas pourquoi mais elle me connaissait trop bien pour ne pas remarquer que mon sourire n'atteignait pas mes yeux. C'était pour cela que Laurie était ma meilleure amie, elle respectait le fait que j'étais un peu plus réservée, un peu plus calme que la majorité des Fraternels et m'entraînait avec elle autant que possible.
Laurie n'avait pas lâché ma main et avait attrapé Felix. Laetitia me prit la deuxième. Et d'un seul coup nous étions à nouveau en train de danser autour du feu. La musique qui nous accompagnait déjà toute la soirée provenait d'un ancien lecteur de disque et s'éteignit brusquement mettant fin à notre danse.
– Ils ont coupé le courant, se plaignit Hugo. Comme toujours.
Comme à chaque fois que l'obscurité terminait une de nos soirées, nous rangeâmes les restes de notre repas. L'électricité était contrôlée par le gouvernement de la ville et toujours coupée pour la nuit. D'après les contours lumineux qui s'élevaient au loin, là où se trouvait la zone des Erudits, toutes les factions ne respectaient pas les mêmes règles. Mais il se pouvait tout à fait qu'ils en aient besoin pour leurs expériences et recherches, il ne fallait pas juger avant de savoir. Du moins, c'était ce que disait souvent ma mère et j'étais plutôt d'accord avec elle. Nous ne pouvions savoir si les Erudits n'avaient pas besoin de l'électricité en continu. Par contre, nous n'en avions pas besoin donc nous pouvions supporter les coupures pendant la nuit. En plus, cela constituait toujours un argument de taille pour rentrer à une heure décente.
– Allez, bonne nuit ! lança Laurie aux adolescents plus jeunes qui n'avaient pas cours demain – pas cours et pas test d'aptitude. Amusez-vous pour nous !
– Bonne nuit ! essayais-je de sonner joyeuse.
L'absence de lumière électrique n'avait jamais empêché quiconque de faire la fête. Après tout, nous avions déjà notre feu de bois et il n'y avait pas de lanterne par ici de toute façon. Mais c'était pour rentrer que cela devenait plus compliquer sans lumière. Et puis, j'avais voulu partir déjà avant, autant saisir l'occasion.
Nous étions une petite dizaine à rentrer chez nous maintenant. Le chemin se fit alors dans la bonne humeur. Soudain Laetitia s'arrêta dans le noir. Donc nous nous arrêtâmes tous. Je la regardais, elle avait d'un seul coup l'air de paniquer. Et dire qu'i peine cinq minutes, elle faisait encore la fête sans penser à autre chose !
– Vous savez ce que vous aurez quoi au test d'aptitude ? Vous partirez si votre résultat n'est pas chez nous ?
Un silence inhabituel envahit le groupe. Ce n'était pas une caractéristique pour laquelle les Fraternels étaient connus. En fait, elle était même plutôt rare. Je le connaissais surtout comme moyen pour permettre aux porte-paroles de récapituler sans avoir besoin de crier. Et puis parce qu'à la maison, c'était calme. Il fallait l'avouer, ni ma mère ni moi n'étions douées pour rigoler sans cesse et aucune d'entre nous n'aurait voulu se passer du calme dans lequel nous pouvions nous réfugier quand les autres devenaient trop. Trop bruyant, trop envahissant, trop aimant aussi. Oh, j'aimais ma faction mais parfois elle en faisait un peu trop. Finalement, Hugo se racla la gorge.
– Je pense changer chez les Erudits si j'ai le bon test.
– Moi, je reste ! déclara Laurie d'un ton enjoué. De toute façon, je n'aurais jamais un autre résultat ! Alors je ne me casse pas la tête pour le moment, il sera toujours temps demain soir, s'ils me disent qu'il faut que j'aille chez les Audacieux !
Un rire éclata dans le groupe pendant qu'un frisson me parcourut le dos. Je ne voulais pas perdre ma meilleure amie. Je ne voulais pas qu'elle aille chez les Audacieux. J'avais peur d'être toute seule, et surtout j'avais peur de ne pas être à ma place chez les Fraternels. Et pourtant je hochais la tête en signe d'approbation.
Je ne pouvais pas partir et je ne voulais pas. Cela résolvait la question. Mes autres amis s'étaient maintenant mis d'accord sur le fait qu'ils préféraient rester mais que si jamais leur test donnait un autre résultat, ils y réfléchiraient et changeraient probablement. Laetitia semblait se calmer grâce à cette discussion. Elle inspira profondément.
– Je pense comme vous, il faut que j'y réfléchisse calmement demain. Même si je suis quasiment certaine d'atterrir ici.
– « Le test ne doit pas influencer notre choix », imita Felix le directeur du lycée. Comme si c'était possible !
Un rire nerveux parcourut le groupe. Même si chacun essayait de faire croire qu'il ne prenait pas tout ça au sérieux, nous savions que nous ne pouvions pas échapper à notre détermination. Mon estomac se noua. Je m'inquiétais et je savais que je ne pouvais rien y changer. Puis Ellie lança une blague et Victor fit une grimace. Le sujet de notre éventuelle séparation retomba. Mais dans ma tête, il continua de s'agiter. Je n'aimais pas ce genre de changement. Il n'y avait que peu de chance que beaucoup d'entre nous partent, mais il était probable qu'un ou deux manqueraient à l'appel dans deux jours. Nous étions une trentaine de Fraternels en tout cette année. Et après chaque Cérémonie du choix environ trente novices rejoignaient la faction. J'avais déjà remarqué que ce n'était pas équitablement réparti. Comme nous les Erudits et les Sincères avaient une bonne trentaine de jeunes personnes qui souhaitaient les rejoindre. Mais les Altruistes et les Audacieux tournaient plutôt autour de la vingtaine. Je ne pouvais pas m'empêcher de penser que ce n'était pas dans l'esprit des fondateurs de notre société. Mais maintenant cela m'arrangeait beaucoup puisque si tout se passait comme d'habitude la plupart d'entre nous resteraient ici.
– A demain.
Nous nous séparâmes en arrivant entre les maisons. Le village se trouvait à gauche et seules Laurie et moi devions aller vers la droite de notre groupe. Ma mère et moi habitions dans la dernière maison. Ils lui avaient proposé de déménager plus près du bâtiment commun quand elle était devenue porte-parole de notre faction, mais elle avait toujours refusé. Je comprenais pourquoi. Le bâtiment commun était en plein centre-ville et si même là beaucoup d'espaces verts et d'arbres étaient présents, il y avait aussi énormément d'agitation et de Fraternels de bonne humeur. Ce n'était pas l'endroit idéal pour se reposer après la journée. En tout cas pour nous.
– Tu crois que tu vas avoir le résultat que tu veux ? m'interrogea Laurie. J'espère qu'on sera ensemble quoiqu'il arrive.
Je lui fis un petit sourire.
– Moi aussi. Mais peu importe le résultat, je vais choisir les Fraternels.
Laurie me regarda un instant comme si elle voulait vérifier que je ne mentais pas, puis hocha la tête.
– Je suis quasiment sûre que je suis une Fraternelle jusqu'au fond de mon cœur, déclara-t-elle. Mais je te verrais bien en Altruiste ou en Erudit.
Un frisson me parcourut sans que je ne sache pourquoi. Je savais bien que je n'étais pas une Fraternelle typique mais je voulais tellement rester. Les Erudits, je l'avais entendu, faisaient régner une compétition sans pareil entre eux. Et je ne voulais pas passer ma vie enfermée dans un bureau ou laboratoire. Quant aux Altruistes, je les admirais certes mais je ne serais jamais prête à m'oublier autant. Sans oublier que l'absence de miroir m'angoisserait. Non, je voulais rester chez moi, je voulais rester près de ma mère et de mes amis.
– Tu t'imagines Hugo chez les Érudits ? lança joyeusement ma meilleure amie, remarquant que j'étais mal à l'aise. Notre râleur de service ?
Je me forçais de rejoindre son rire. L'idée était réellement absurde, nous avions pensé qu'il irait à merveille chez les Sincères. Mais s'il voulait autre chose, il était libre de choisir. Tout le monde était libre de choisir, indépendamment de notre résultat au test d'aptitude. C'était pour cela qu'il ne fallait pas en parler d'après les règles.
– Bon, fit Laurie.
Nous étions arrivées devant la maison de sa famille. Derrière les fenêtres, il faisait noir mais on entendait encore les voix de ses parents et de son petit frère qui chantonnaient chacun une autre chanson. Ma meilleure amie leva les yeux au ciel puis me serra dans les bras.
– Je te cherche d… demain à sept heures et quart, lui assurais-je en sentant son corps chaud contre le mien.
Laurie se détacha, traversa le chemin avec une roue et me fit un signe de la main devant la porte d'entrée.
– Bonne nuit !
– Bonne nuit, lui répondis-je avant de me diriger vers ma maison, une cinquantaine de mètres plus loin.
Ma maison n'était pas bien différente des autres. Les murs beiges étaient surplombés par le toit en bois rouge. Un petit jardin l'entourait. Avec ma mère, nous y avions planté des mûres et un pommier. C'était peut-être ennuyant par rapport aux autres jardins remplis de fleurs de toute sorte mais au moins nous pouvions récolter nos propres fruits. Ce qui distinguait surtout notre maison, c'était qu'il n'y avait pas de la lumière et du bruit dans chaque pièce. C'était calme et c'était un refuge au milieu de l'exubérance habituelle de notre faction.
J'entrai dans la maison et me fis immédiatement repérer par un petit monstre de poils blancs et bruns. Shelby était notre chien de berger adoré et une boule d'énergie mignonne. Je refermais la porte derrière moi et me baissais pour la câliner. Quand je me relevais, ma mère était là et me souriait légèrement. Je lui rendis son sourire et la prit dans les bras. Ma famille était la meilleure qui soit : ma mère, Shelby et moi.
– La fête était bien ? me demanda ma mère.
– Oui. Mais j'aurais préféré qu'on ne termine pas aussi tard.
– Stressée pour demain ?
J'acquiesçais doucement. J'étais vraiment un peu stressée même si je savais aussi que ce n'était pas la peine. Ce que j'avais dit avant à mes amis était vrai. Je ne partirai jamais de notre faction. C'était ici que je me sentais en sécurité, c'était ici que je voulais rester. Quoiqu'en dise le test. J'étais une Fraternelle.