Le Sang et la Boue

Il y a du sang partout.

Il y en a tellement qu'il se demande pourquoi les murs n'en sont pas recouverts. Pourquoi les meubles n'en sont pas trempés. Pourquoi la source de tout ce sang respire encore.

Est-ce qu'elle n'est pas vidée, enfin ?

Il y a du sang partout.

Il cligne des yeux et revient à l'instant présent, sort de sa torpeur horrifiée.

Ce n'est qu'une impression. En fait, le sang ne forme qu'une grosse flaque qui va s'élargissant, sous le corps de la Née-Moldue qui tressaille encore sous les affres de l'agonie.

Mais il y en a tout de même beaucoup.

Il ne s'est jamais beaucoup intéressé au sang. Il savait, bien sûr, qu'un corps humain en contenait plusieurs litres. Mais il ne savait pas que ce serait aussi affreux de le regarder se vider.

D'être simplement à regarder d'autres finir de le vider.

Il fixe la flaque. S'il arrête de la fixer, s'il regarde ailleurs…

Sur le canapé, deux de ses collègues sont assis et rient, encourageant celui dont c'est le tour. L'un d'eux a un pied posé sur une autre jeune femme d'environ vingt ans, en une parodie de trophée macabre.

La jeune femme est morte.

Il ne sait pas s'il doit être reconnaissant qu'elle n'ait pas été vidée de son sang. Elle est morte après avoir été soumise au sortilège de Cruciatus.

Pire, c'est sa sœur, la troisième victime, qui l'a finalement tuée.

Parce que c'est une sorcière. Une Née-Moldue. Alors, elle a été mise sous le sortilège de l'Imperium, et on lui a ordonné de tourner sa baguette contre sa propre sœur moldue, avant de lancer un Avada Kedavra. Ce n'est pas lui qui l'avait torturée avant cette exécution finale, mais il a l'impression d'être aussi coupable que les autres. Peut-être qu'elle a pensé qu'elle mettait fin à la souffrance de sa sœur.

Ou peut-être que son esprit était trop faible, et qu'elle n'a pas réussi à désobéir.

Maintenant, elle est assise contre le mur, les yeux encore ouverts, et elle semble regarder son amie, la dernière encore en vie, se vider de son sang.

Les Mangemorts se sont amusés avec toutes.

Lui, il a refusé. Il a dit qu'il ne voulait pas se souiller avec elles. A la place, on lui a dit d'en tuer une – et il l'a tuée.

Le sang s'étend. Pourquoi n'est-elle pas encore morte ? Les autres le sont déjà, après tout.

Il a le vertige.

C'est une Née-Moldue. Tout comme son amie, dont la sœur, quant à elle, n'avait aucun pouvoir.

Le sang qui s'étend sous elles est pourtant rouge, si rouge, qu'il a l'impression que sa vision en est recouverte. Il y a du sang partout.

Sauf sur lui. Et ce sang impur ne touche pas non plus ses collègues. Ils sont des sorciers, des vrais. Ils peuvent, d'un coup de baguette, se garder immaculés.

Pourquoi ce sang est-il rouge ? A l'école comme chez lui, parmi ses pairs, ils appellent les Nés-Moldus des Sangs-de-Bourbe. Ne devraient-elles pas saigner d'un sang brun, un sang sale ?

La couleur est la même que pour son propre sang.

La flaque s'étend, touche désormais le bout de la chaussure d'Avery, celui qui est en train de l'achever. Il l'enlèvera d'un Recurvite dégoûté.

Ils peuvent facilement se laver.

Mais elle, elle était sans défense. Ils lui avaient pris sa baguette, elle ne pouvait rien faire contre eux.

Et son amie, et sa sœur moldue qui vivait avec elles parce que le coût de la vie est cher, que pouvaient-elles faire ? Ils sont cinq, elles n'étaient que deux, et pas particulièrement douées en sorts de défense.

Ses yeux sont vitreux, maintenant. Comme ceux des deux autres.

Le sang s'étend encore un peu, mais elle est vide. Un mannequin brisé. Trop pâle. Saigné.

Trois vies annihilées.

Ce n'était pas ce qu'il imaginait lorsqu'il a rejoint les Mangemorts, six mois auparavant. Il pensait que les Sangs-de-Bourbe étaient inférieurs à lui, naturellement, et qu'il fallait qu'ils restent à leur place – évidemment.

Et bien sûr, les Moldus ne méritent pas qu'ils se cachent d'eux. C'est plutôt à eux, les sorciers, de régner sur eux !

Mais ce n'est pas du tout la réalité. Quelle place réservent-ils aux Nés-Moldus ? Aucune, même pas au dernier échelon de la société sorcière.

Leur sang est-il impur ?

Peut-être. Mais le sien, en quoi est-il pur ? Il se sent sale. Le sang est partout dans son esprit.

Lorsqu'il regarde ces cadavres et ses collègues qui s'esclaffent en se réunissant autour d'elles, il n'a pas l'impression d'appartenir à l'élite. Il a juste l'impression d'être, comme eux, un monstre particulièrement visqueux et répugnant.

Il a du mal à respirer.

Mais ses parents l'ont bien élevé – ou dressé, il ne sait plus trop en ce moment. Quand ses collègues lui parlent, il leur répond presque normalement. Ils se moquent un peu de son manque d'enthousiasme pour la torture, ils disent qu'il est trop doux, mais il a tué une Sang-de-Bourbe, alors il est tout de même l'un des leurs.

Il a envie de vomir.

Une fois hors du petit immeuble, dans le petit jardinet propret, l'un d'eux – qui ? Pas lui en tout cas – lève sa baguette, et le serpent se déploie dans le ciel sombre, se tordant autour du crâne.

C'est bien cela. La mort. Partout et pour tous.

Il n'y a pas d'absolution pour ce qu'il fait. Pas d'absolution pour ce qu'il est.

L'un après l'autre, ils transplanent. Il doit le faire aussi. Les Aurors vont arriver. Mais il ne peut pas rentrer tout de suite chez ses parents. Il ne peut pas affronter le regarde satisfait de sa mère, ou méfiant de son père. Sauront-ils ce qu'il a fait ?

Il ne peut pas rentrer tout de suite.

Fin