Je m'appelle Irèna Milèna, et je suis née avec ce XXeme siècle qui a apporté tant de changements à mon pays natal : la Russie. Mes parents, Igor Petrus et Maria Katarina Khassov faisaient alors partie de la cour impériale. En tant que leur unique héritière j'aurais dû passer ma vie à apprendre comment paraître, comment me comporter en public, comment m'adresser à mes égaux, inférieurs ou supérieurs… Et pourtant, bien que tous leurs efforts pour m'offrir une éducation qu'ils considéraient comme soignée puissent encore se montrer par quelques aspects, ma vie a été tout autre que celle qu'ils avaient prévue pour moi.

Ma première enfance s'est majoritairement passée dans le palais d'été de la famille, à Saint-Pétersbourg, alors capitale de la Sainte Russie. J'avoue avoir été une enfant plutôt gâtée. Tandis que d'autres travaillaient pour moi, je me prélassais, malmenais plus ou moins mon poney par négligence, ou essayais d'entraîner dans mes jeux insouciants ceux qui avaient beaucoup mieux à faire. Que ce soit selon leur point de vue ou de celui des autres : en particulier, je n'ai jamais supporté que ma mère renvoie Maria, mon aînée de deux ans, aux cuisines aider sa mère dès que nous commencions un jeu intéressant. Je soupçonnais fort ma mère de ne la tolérer que lorsque nous nous ennuyions, et ce afin de me dégoûter de la compagnie de ceux qu'elle considérait comme moins que rien. Oh, ma mère m'aimait, très certainement, à sa manière, et je ne lui en veux pas d'avoir voulu me donner la meilleure éducation. Elle m'a bien prouvé, plus tard, à l'heure du choix, qu'elle respectait mes opinions.

Mais voilà. A Saint-Pétersbourg, dans le palais encore de bois aux façades de pierre, je croyais que tout m'était dû. Malgré cela, surtout pendant les longues soirées d'hiver, j'ai réussi à apprendre quelques rudiments de calcul, de lecture, puis de langues , à la lumière des ampoules électriques : de ce côté là, je n'avais pas d'excuse. Je n'ai jamais aimé les manuels ennuyeux que j'étais sensé étudier, et pourtant on aurait pu croire que mes parents veuillent que je les connaisse par cœur, quand ils me faisaient réciter occasionnellement ce que j'avais appris devant leurs visiteurs. Cependant, la lecture en elle-même ne me repoussait pas ; elle m'attirait plutôt. Jules Verne oui, avec ses grands personnages scientifiques certes, mais aux destins souvent sombre et tragique, et puis les contes. Les princes et les princesses maudits, rencontrant Baba Yaga aux pieds en os. J'ai appris plus tard que nul n'avait jamais trouvé le contre sort au sortilège que lui avait lancé sa fille, et commençait alors à comprendre son amertume et sa cruauté, de même que son isolement et sa solitude. Lectures l'hiver, et jeux d'extérieur l'été, ainsi se déroulait ma vie insouciante. Je me préoccupais peu des activités politiques, ni des commérages sur les amis du tsar, dont un certain Raspoutine, qui faisait horreur à mes parents. Quand je les écoutais, j'étais souvent terrifiée par leurs propos. Pour moi le Tsar ne pouvait être que grand, noble et sage ; et il avait toujours raison. En ce qui concernait ses amis aussi. En y repensant, peut-être que cette pensée a fortement influencé ma vie.

Même si elle me faisait un peu peur, j'aimais bien écouter les histoires de Baba Yaga. La raison étant que cela me rassurait un peu de savoir que je n'étais pas la seule à qui des choses étranges, surnaturelles arrivaient. Mon expérience la plus marquante avait été d'être témoin de la métamorphose d'une souris que poursuivait le chat de mon père, en gros chien noir. C'était aussi la première. Par la suite, il y eut la lévitation d'une de mes poupées préférée de porcelaine, alors qu'elle tombait de la table de la salle de jeux, et la transportation soudaine du salon à la cuisine de Grégoire, le petit frère de Maria, un jour qu'il avait cassé mon cheval à bascule ! Jamais mes parents n'avaient semblé remarquer quoi que ce soit. Mais la secrète connaissance de ces bizarreries me tracassait quand même. Jusqu'au mercredi 21 juin 1911 .

Nous étions à déjeuner dans la cour intérieure lorsque soudain, un hibou gris-brun s'est posé sur la table, au grand dam de mes parents. Il portait un message attaché à la patte gauche, qu'il détacha de son autre patte avant de le pousser vers moi de son bec. Drôle de pigeon voyageur. Pour une fois, je n'attendais pas la permission de qui que ce soit pour me saisir de la missive.

Il s'agissait d'une enveloppe de parchemin, dont l'adresse, écrite à l'encre bleue, était la mienne :

Irènà Milèna Khassov

Au palais des Khassov

Saint-Pétersbourg.

Je ne connaissais pas le blason qui figurait sur le cachet de cire jaune : un chaudron posé sur un tas de balais duquel s'échappait une fumée dense qui prenait la forme d'un oiseau… non, d'un sphinx. J'ouvris alors la lettre :

Ecole Sorcosk de Magie.

District Nord Ouest.

Chère Mademoiselle Khassov,

Nous avons le plaisir de vous informer que vous avez été acceptée au collège Sorcosk, une des quatre écoles de sorcellerie de Russie.

Vous trouverez ci-joint la liste des ouvrages et équipements nécessaires au bon déroulement de votre scolarité, ainsi que des instructions concernant les modalités pour rejoindre l'école.

Nous pouvons envoyer un émissaire vous expliquer en détail les implications de cette scolarité si vous le désirez.

La rentrée est fixée au 1er septembre.

Veuillez répondre par hibou si vous acceptez ou non votre place.

Soyez agréer , Mademoiselle Khassov, l'expression de mes sentiments distingués.

Ivanus Pavlov

Directeur de Sorcosk.